Michel Vernes (1940-2013) était une figure singulière dans le monde de l’architecture. Cofondateur de l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette en 1969, ce critique et historien a développé pendant des décennies un regard original sur la ville en portant son attention sur des objets et à des figures largement négligés. À la fin de sa vie, ce chercheur avait entrepris de rassembler nombre de ses articles ; Manuel Charpy, en disciple inventif, a achevé ce long travail, en publiant un volume monumental qui nous mène des jardins parisiens au gratte-ciel, du chalet à la pagode, composant une forme très personnelle d’autoportrait par la promenade dans la ville et le contact avec celles et ceux qui la construisent.
Dans sa préface, qu’il a intitulée « Un tout-venant », Manuel Charpy a pris le généreux parti de faire entrer le lecteur dans le monde de Michel Vernes plutôt que d’ériger, comme souvent en pareil cas, un éloge distancié soulignant comme s’il en était besoin tout ce que l’histoire (à commencer par celle de l’urbanisme et de l’architecture) doit à son œuvre. Le préfacier avait-il vraiment le choix, l’auteur développant une forme de recherche extrêmement singulière pour l’époque et qui le reste encore aujourd’hui ? Ce monde, il l’avait construit sur le modèle de la déviation, du détour, et, plutôt que d’aller le plus rapidement d’un point à un autre, il aimait à quitter la grand-route, à pousser une porte fermée, à suivre son regard là où il s’aventurait – pratique improbable aujourd’hui tant l’injonction à la vitesse, à la précision plus qu’à l’érudition, domine dans la recherche.
Vernes était d’une formidable et stimulante liberté s’appuyant sur un savoir encyclopédique. Manuel Charpy a choisi de publier, comme pour souligner d’entée l’étrangeté de l’ouvrage qu’on va lire, une photographie posthume de la table de travail de Michel Vernes : on y voit une petite table entourée, protégée, plus que cernée, de tours de livres. Ce chercheur a effet basé la majorité de ses recherches sur sa bibliothèque, sur sa collection, devrions-nous dire, d’imprimés, qu’il a constituée au fur et à mesure des années depuis 1960. Vernes écumait les librairies, les marchés aux puces, pour construire des piles de documents (livres, brochures, gravures), une archive entendue comme nappe de discours au sens de Foucault, qu’il transformait en sources. Ces accumulations occupaient plusieurs appartements et leur destin est aujourd’hui incertain – ces documents très partiellement inventoriés dorment dans des caisses d’un garde-meuble sans que personne puisse y avoir accès pour l’heure. Mais sa bibliothèque est pour nous plus encombrante qu’elle ne l’était pour lui-même : pour la plupart publiés dans Architecture intérieure-Crée, ou dans Traverses, la magnifique revue du Centre de création industrielle, mais pour d’autres inédits, ses articles la mobilisent à merveille pour prendre à revers le lecteur. Cet art du contre-pied n’est pas rhétorique, il est au contraire une poétique savante – Vernes est un prosateur formidable. Il écrit l’air de rien et prend un plaisir non dissimulé à nous mener sur une pelouse interdite ou à oser une hypothèse des plus risquées.
Dans ces trente-deux textes, dont les sujets concernent principalement le XIXe et le XXe siècle, et qui sont centrés sur la France et l’Europe, sans négliger jamais leurs empires coloniaux, l’historien développe, non une histoire de l’architecture, mais une histoire contemporaine vue par celle de l’architecture et plus largement par les espaces. L’histoire que Vernes propose ne néglige pas d’interroger les manières de décrire et de peindre le bâti – il consacre deux articles à l’histoire des manières de dessiner en architecte au XVIIIe et au XIXe siècle –, ni les matériaux mobilisés, en esquissant par exemple une brève histoire du béton et du ciment, ni une autre histoire encore, celle des représentations de « la maison du bonheur ». Il se risque parfois à tracer des lignes entre des points apparemment éloignés : ainsi procède-t-il à une archéologie du pavillon individuel en mobilisant les possibles modèles qu’auraient été les kiosques mais surtout les constructions forestières (belvédère et autres) avant que la construction en meulière ne prenne le dessus.
Pour mener une telle entreprise, Michel Vernes opère des assemblages parfois périlleux mais qui jamais ne s’effondrent ; il n’hésite pas à citer Jean-Jacques Rousseau puis, juste après, une brochure publicitaire. Très tôt, Vernes a déhiérarchisé les sources de l’histoire, à l’instar de son amie Michelle Perrot. Plus encore, c’est à une histoire du présent qu’il nous convie. Vernes s’intéresse, par exemple, à l’espace de la rue en paysage, à sa disparition, lorsqu’elle est soumise à une multitude de règlement la rendant angulaire et froide, puis aux récentes tentatives maladroites de fabrications artificielles de lieux urbains paysagers, avec les quartiers piétonniers.
Michel Vernes ne se dérobe pas à l’analyse critique des grands maîtres ; par exemple, dans un bref article tranchant intitulé « Le nu corbuséen », il montre que les projets de Le Corbusier sont habités par un désir de pureté. « En dépit de ses dénégations, il place la représentation architecturale “détachée” très au-dessus du savoir-faire “servile” », écrit-il en rapprochant ce désir de la passion de Le Corbusier pour l’avion et les vues aériennes, distance nécessaire selon l’architecte pour garder en toute circonstance la hauteur de vue pour l’action. Vernes lui préfère Jean Prouvé, qui n’a eu de cesse, écrit-il dans un article d’une rare efficacité, de « défendre les architectes contre eux-mêmes ». Prouvé, selon lui, associe la construction et l’architecture, les démocratise, les arrache à leur solitude hautaine.
On l’a compris, c’est un livre-mine que ces Projets et souvenirs de Michel Vernes, un livre qui, par sa composition, a aussi une forte fonction pédagogique ; à l’heure où l’histoire de l’architecture est davantage enseignée hors des écoles d’architecture, cette publication est salutaire et souhaitons que rapidement une solution soit trouvée pour accueillir la bibliothèque de l’auteur, ce qui permettra aux jeunes étudiants et chercheurs de venir s’approprier ces « nappes de discours ».