Pour que nos vies aient un sens

Dans ses deux conférences respectivement intitulées « Du sens dans la vie » et « De son importance », la philosophe américaine Susan Wolf s’emploie à rectifier la conception dominante des raisons d’agir. On admet généralement, dit-elle, que les actions humaines sont justifiées soit par la recherche du bonheur, soit par le respect de la moralité. Mais on occulte alors des raisons d’agir dont l’importance est pourtant cruciale : les raisons qui « donnent sens à nos vies ».

Susan Wolf | Le sens dans la vie. Trad. de l’anglais par Stéphane Dunand. Éliott, 176 p., 17 €
"California Oranges" tableau pour le Sens dans la vie de Susan Wolf
« California Oranges » © CC BY-SA 2.0/Pom’/Flickr

Inscrivant son projet dans une perspective métaéthique qui ne nourrit pas d’ambitions directement normatives, Susan Wolf adopte une approche analytique. Plutôt que de nous dire comment nous devrions vivre, elle entend en premier lieu « mettre au jour les caractéristiques propres à ce type de raisons [susceptibles de donner du sens à nos vies] ». Elle souhaite, en second lieu, montrer pourquoi il est important de prêter attention à ces raisons.

Les deux conférences sont suivies de plusieurs « commentaires ». Leurs auteurs, parmi lesquels figurent notamment Jonathan Haidt et Nomy Arpaly, y discutent certains aspects de la position de Wolf, ce qui conduit la philosophe à apporter un certain nombre de précisions dans la dernière section intitulée « Réponse ». Cette structure aboutit à un ouvrage stimulant, qui donne un bel exemple de ce que peut être une discussion philosophique dynamique et féconde.

Wolf commence par soutenir que, pour décrire correctement les raisons qui donnent un sens à nos vies, il faut adopter une conception bipartite qui articule une condition subjective et une condition objective. D’après cette « conception de l’accomplissement approprié », nous possédons des raisons donnant sens à nos vies (1) à condition de nous engager dans des activités qui nous procurent un sentiment d’accomplissement personnel, et (2) à condition que ces activités possèdent une valeur indépendante de nous.

Wolf dit aboutir à cette conception en employant la « méthode endoxale » héritée d’Aristote, qui préconise de nous appuyer sur les opinions généralement partagées par les êtres humains.

Son pôle subjectif fait écho à la conception populaire qui nous enjoint de suivre notre passion, quelle qu’elle soit. Mais si Wolf admet que vivre notre passion est une puissante source de sens, elle soutient que cet élément subjectif n’est pas suffisant. La nature des activités dans lesquelles nous nous engageons importe également.

Pensons, propose-t-elle, à Sisyphe qui, condamné à passer sa vie à faire rouler un énorme rocher en haut d’une colline, pour le voir redescendre et recommencer sans fin le même processus, est l’exemple type d’une vie dénuée de sens. Imaginons que les dieux le prennent en pitié et lui injectent une substance dont l’effet est que, pour lui, faire rouler son rocher est dorénavant une source d’intense accomplissement. Beaucoup continueront malgré tout à penser que sa vie, entièrement consacrée à une activité futile, improductive et ennuyeuse, est dénuée de sens. Nous sentir accomplis ne suffit donc pas.

Sisyphe pour Le sens dans la vie de Susan Wolf
Sisyphe, Franck von Stuck (1920) © CC0/ Picryl

Le sens commun nous enjoint d’ailleurs de nous consacrer à quelque chose de plus grand que nous, c’est-à-dire à quelque chose qui nous dépasse et « dont la valeur est indépendante de soi et a sa source hors de soi ». Une condition objective doit compléter la condition subjective d’accomplissement. Pour que notre vie ait un sens, l’accomplissement doit être « approprié ». Il nous faut nous engager dans des activités qui possèdent une valeur objective.

À la fin de la première conférence, Wolf admet que sa conception de l’accomplissement approprié pose un certain nombre de problèmes. Elle en affronte quelques-uns dans la deuxième conférence, où elle s’emploie également à nous montrer l’importance de son sujet.

À un niveau intuitif, explique Wolf, nous parvenons assez facilement à distinguer les activités qui ne suffisent pas à donner du sens à notre vie de celles qui le peuvent. Faire perpétuellement rouler un rocher en haut d’une colline, produire des copies manuscrites de Guerre et Paix ou s’occuper d’un poisson rouge tombent dans la première catégorie, alors que s’engager en faveur de causes politiques ou sociales ou créer des œuvres d’art semblent mériter d’être classées dans la deuxième. Néanmoins, soutenir que la valeur de certaines activités est indépendante de nous pose au moins deux problèmes.

Premièrement, la question se pose de savoir « qui » est habilité à dire ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas. Le risque est celui d’une élite d’experts prétendument qualifiés et ne véhiculant en réalité que les valeurs bourgeoises occidentales. Pour éviter cette difficulté, nous devons reconnaître qu’il n’existe pas d’autorité ultime en matière de valeurs. Nous devons admettre que nous pouvons nous tromper, y compris collectivement, sur ce qui a de la valeur. L’histoire des arts montre en outre que « le genre de choses qui ont de la valeur peut changer avec le temps ». Affirmer l’objectivité des valeurs n’empêche donc pas de reconnaître qu’apprendre à juger est une entreprise sans fin.

Deuxièmement, le pôle objectif de la conception de Wolf pose un problème philosophique fondamental, qui relève de la métaphysique des valeurs. Même si elle n’emploie pas le terme, Wolf assume une forme de réalisme des valeurs. Elle doit dès lors être en mesure d’élucider le statut ontologique de ces valeurs prétendument indépendantes de nous. Dès la fin de la première conférence, Wolf nous prévient pourtant : « je ne vous offrirai aucune théorie de la valeur objective ».

Loin d’ignorer les difficultés métaphysiques du réalisme moral, Susan Wolf cherche à nous convaincre de son bien-fondé en proposant d’abord un argument faisant appel à notre intuition. Nous reconnaissons spontanément, dit-elle, la possibilité de nous tromper sur ce qui a de la valeur. L’usage de drogues peut nous conduire à trouver fascinant de compter les carreaux d’une salle de bain, l’emprise d’un gourou peut nous persuader que nous soumettre à sa volonté fait sens. Inversement, la dépression a pu conduire Tolstoï à douter de la valeur de ses réalisations littéraires. Or, reconnaître la possibilité de l’erreur d’évaluation n’a de sens que si nous admettons également que la valeur d’une activité ne dépend pas entièrement de l’appréciation subjective de celui qui la pratique. Intuitivement, nous acceptons donc que la source de la valeur ne se trouve pas entièrement en nous.

Couverture "Le sens dans la vie", de Susan Wolf © Editions Eliott

Si cette intuition plaide en faveur du réalisme, elle ne suffit pas à clarifier le statut ontologique des valeurs. Wolf complète son propos en se distanciant nettement de l’ontologie non naturaliste, qu’elle juge obscure : affirmer l’objectivité des valeurs « ne revient en aucun cas à accepter le genre de conception métaphysiquement mystérieuse […] qu’on associe parfois à Platon ou, plus récemment, à G. E. Moore ».

D’autres options métaphysiques s’offrent au réaliste. La plus prometteuse rattache, selon Wolf, les valeurs aux réponses hypothétiques d’un individu idéalisé. Affirmer qu’un objet a de la valeur revient alors à soutenir qu’il serait apprécié par une personne suffisamment rationnelle, perspicace, sensible et informée pour être un « juge compétent ». Wolf concède néanmoins que cette conception n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes : pourquoi considérer, par exemple, que mon appréciation ne suffit pas à donner de la valeur à un objet et admettre, dans le même temps, que celle d’un juge compétent suffit ?

Si la philosophe maintient son rejet du subjectivisme radical, elle reconnaît ne disposer d’aucune conception des valeurs dont elle soit pleinement satisfaite. En trouver une constitue à son avis « un problème non résolu en philosophie ». Quoi qu’il en soit, le réalisme qu’elle défend est à l’évidence un réalisme subtil, qui pourrait se montrer compatible avec certaines formes de constructivismes post-rawlsiens.

Mais pourquoi est-il important de disposer d’une description satisfaisante des raisons susceptibles de donner un sens dans la vie ? La question se pose d’autant plus que Wolf reconnaît que la portée pratique de sa réflexion est limitée : de nombreuses personnes vivent une vie dotée de sens sans jamais y avoir réfléchi.

La philosophe considère néanmoins que le fait que la philosophie morale ait, pendant la majeure partie de son histoire, ignoré la catégorie de sens pose problème. Cette négligence conduit notamment à exagérer la place que nous devrions accorder à la morale dans nos vies. Les valeurs sont la plupart du temps conçues comme une pyramide dont la morale occupe le sommet, si bien qu’en cas de conflit les raisons morales devraient l’emporter sur toutes les autres. Poursuivant les analyses de Bernard Williams, Wolf soutient au contraire une forme de pluralisme axiologique fondamental. Selon elle, il n’y a pas de sommet. Il y a des ordres axiologiques distincts : celui du bonheur, de la moralité, ou encore du sens. Chaque ordre possède sa logique propre, qui est irréductible à celles des autres. Il faut donc renoncer à l’idée que la moralité doive l’emporter sur toutes les autres raisons, en particulier quand agir moralement suppose que nous sacrifions ce qui donne du sens à nos vies.

Reconsidérer la place du sens et de la moralité dans nos vies n’a pas qu’une fonction intellectuelle. Les conséquences politiques et institutionnelles en sont importantes. Wolf les évoque, notamment en réponse aux commentaires d’Arpaly. Elle explique que reconnaître le sens comme une dimension essentielle de la vie bonne doit nous conduire à repenser « l’orientation des institutions éducatives » et plus généralement celle de « nos institutions sociales, politiques et économiques ». Ces institutions ne doivent pas seulement maximiser le bonheur, ou nous permettre d’agir moralement ; elles doivent aussi offrir « à tous les individus la possibilité de nouer des relations et de poursuivre des intérêts qui donnent sens à leur vie ».

Les commentaires sont également l’occasion d’aborder d’autres questions stimulantes : pour que nos vies aient un sens, faut-il nécessairement que nos projets réussissent ? Est-il indispensable que nous éprouvions un sentiment d’accomplissement ? Ne faut-il pas considérer que la vie de Claus von Stauffenberg, auteur d’un attentat raté contre Hitler, a eu du sens, même si son projet a échoué, ce qui l’a conduit au désespoir ? Les activités dotées de valeur ne sont-elles pas simplement celles qui permettent le développement des facultés humaines ? Est-il alors justifié d’affirmer qu’elles possèdent une valeur indépendante de nous ?

Finalement, très loin de relever d’une philosophie sèche, les conférences de Wolf, les commentaires et les réponses qui l’accompagnent, proposent une réflexion particulièrement stimulante aussi bien d’un point de vue théorique que politique.

Ophélie Desmons est philosophe, maîtresse de conférence à l’INSPE de Paris – Sorbonne Université.