Baptiste Morizot est un philosophe-explorateur. Depuis longtemps, il s’est mis à l’école du vivant, non seulement à travers les développements les plus récents des biosciences, mais également sur le terrain, notamment à la suite des loups [1], dans des situations où la réintroduction d’espèces « sauvages » leurs pose des problèmes nouveaux ainsi qu’aux populations humaines qui y sont confrontées.
Aujourd’hui, le temps d’un premier bilan théorique semble venu. Même s’il prend la forme d’un recueil d’articles retravaillés, traînant un peu fastidieusement son cortège de répétitions (malgré le bon usage de celles-ci dont se réclame l’auteur), s’il témoigne, d’ailleurs lucidement et courageusement, d’hésitations sur les concepts (il évoque une « épistémologie d’incertitude plurielle »), de craintes sur de possibles malentendus (qui s’accumulent de manière « presque comique »), de doutes sur la viabilité théorique de ses analyses ( une « impasse théorique » ne peut être écartée), reste que la proposition doit être prise très au sérieux, ne serait-ce que parce que son énonciation révèle un sens aigu de la navigation, qui, en l’absence de tout fanal d’évidente lumière, glisse entre les nombreux écueils en évitant certains, en en heurtant d’autres.
Quelle est cette proposition ? La crise écologique touchant en priorité le vivant nous oblige à modifier notre conscient théorique (et tous ses inconscients), devenu « notre » monde, la « réalité », en grande partie depuis ce qu’il est convenu d’appeler la Modernité. Fondée sur l’exceptionnalité de l’espèce humaine (on emploie ici le terme d’ « espèce » dans un contexte de forte prégnance du discours biologique, mais qu’en toute rigueur ladite Modernité récuserait en parlant plutôt, comme dans la tradition feuerbachienne puis marxienne, de « genre humain », l’humanité n’étant précisément pas une espèce au sens biologique), la « réalité » moderne se substitue à la « nature », la rend conforme à un ordre humain, « monde objectif » des potentialités du genre. Si bien que, comme l’affirmait Heisenberg, « l’homme ne rencontre plus que lui-même ». Mais cette « réalité » n’a jamais été réelle ; fruit d’une illusion techniciste, elle cache les vrais processus à l’œuvre au sein du vivant.
Nous ne sommes pas face à la « nature », contrairement à ce que nous avions cru. Nous étions persuadés que l’apparition de l’homme, résultat provisoire et contingent d’une évolution aveugle, devenu « maître et possesseur », inaugurait la prise de contrôle sur les processus évolutionnaires en les intégrant dans les finalités humaines de la noosphère. Ce grand récit, qui, ne serait-ce que considéré dans l’autodéveloppement de son volet technicien, avait déjà perdu de sa force mobilisatrice, devrait être définitivement déclaré intenable au regard de ce que nous savons maintenant de la complexité du processus évolutionnaire et de ce que nous constatons de la réaction du vivant devant les pratiques humaines hostiles. Baptiste Morizot ne cherche pas à substituer un grand récit à un autre, une ontologie à une autre, il nous propose de réactiver l’expérience des Grandes Découvertes, celle des grands explorateurs, mais dans un sens différent. Cette fois, il ne s’agira pas de cartographier pour s’approprier à des fins d’exploitation, mais de « transformer nos manières d’enquêter pour faire justice aux vivants de la Terre […], leur restituer ce qu’ils ont toujours su faire ». Le projet moderne de la construction d’une surnature totalement transparente n’était pas l’attestation infaillible d’une volonté d’émancipation, mais une fuite en avant rendue possible par l’oubli (ou le refoulement) du fait que le vivant nous porte, qu’il nous a faits ce que nous sommes et que rien sans lui n’est possible, même pas une migration vers Mars.
Il faut bien comprendre que Morizot ne formalise pas une philosophie de ce que nous devrions faire dans un futur plus ou moins proche, bien au contraire, il s’efforce d’éclairer ce qui se passe « sous nos pieds ». Le vivant réagit à nos agissements, comme il a toujours interagi avec les différents bouleversements géo-climatiques précédents, en provoquant, par exemple, l’apparition d’être hybrides : « nous sommes déjà dans le climat réchauffé et sur une Terre instable, dont le mouvement de transformations des dynamiques écologiques se dérobe à tout contrôle », écrit-il ; de même que des groupes humains, aussi bien forestiers ou paysans de nos contrées européennes que peuplades du Grand Nord ou de l’Amazonie, ont engagé, pour les nôtres récemment, pour les autres de manière ancestrale, des pratiques « d’égards ajustés ». Pour reconnaître tous ces mouvements des vivants, humains et non-humains, il faut la bonne ontologie, la bonne carte, la bonne description, c’est ce à quoi travaille l’ouvrage. Si « nous sommes [nous aussi] le vivant qui se défend [de la destruction extractive] », si nous sommes dans le vivant aux côtés du vivant et non pas à l’extérieur, s’il passe du statut d’objet à déplier en vue de son exploitation comme ressource au statut de partenaire, il était inévitable que la question se déplaçât du type de savoir que nous devons mettre en œuvre à celui du type de pratique.
Les savoirs du vivant changent, se complexifient, et la perspective de Morizot croise des champs disciplinaires séparés, de l’éthologie à l’écologie en passant par une révolution « biosémiotique » de la théorie de l’évolution qui met au jour au sein du vivant des « modules, des organes et des traits très élaborés, multiples, bien adaptés […], ensuite disponibles, plastiques, combinables et exaptables » (l’exaptabilité, en théorie de l’évolution hétérodoxe, s’oppose à l’adaptabilité) pour inventer des usages inouïs ‒ remarquons en passant, que cette thèse de la « réserve exaptative », reprise ici de Stephen .Jay Gould, semble être le parfait analogue de la théorie de l’habitus dans la sociologie de Pierre Bourdieu. C’est pourquoi on ne comprend pas la charge de Morizot contre « l’objectivation » qu’il qualifie d’« élément du folklore naturaliste ». C’est un des écueils que rencontre notre auteur. C’est bien depuis plus de soixante-dix ans que, munis d’analyses scientifiques, des climatologues et des biologistes nous alertent sur le danger que la poursuite de nos économies de croissance et de nos modes de consommation fait peser sur la planète et le vivant. Ce sont eux qui ont mis en évidence la fameuse « zone critique », cette mince couche qui va de l’atmosphère à la croute terrestre, construite tout au long de l’histoire de la Terre par l’interaction entre air, roche, eau et biosphère, et fonde son habitabilité. Dans cette zone, le vivant, du ver de terre, aux moindres insectes, de la bactérie à l’abeille, a fait ce que nous sommes. Tout cela relève de l’objectivation, laquelle se reprend sans cesse, s’élabore collectivement selon des procédures discutées et reconnues. Et pour reprendre un exemple cité par Morizot, les sciences du vivant ne peuvent parler de « nuisible », considérant telle ou telle espèce, elles ne le font qu’en sortant de leur champ et en se situant dans une certaine perspective productiviste.
C’est pourquoi, également, on ne comprend pas le long détour qu’effectue Morizot par la cosmologie comparée dans les catégories repensées par Philippe Descola. Vaut-il la peine de retranscrire en termes de « dispositifs d’enquêtes » les cosmologies animistes, faire « comme si » ce que l’on a dit ne plus être « objet », mais « partenaire », le vivant, déployait une intériorité et une intentionnalité ‒ à l’instar du platonisme et du néoplatonisme réinterprétant les mythes en philosophie ? S’extraire de l’épistémologie étroite du naturalisme exige-t-il de « chimériser les jeux épistémologiques » ? Quand Aristote (et les Médiévaux à sa suite) découvre chez l’animal la capacité d’apprentissage et la présence d’une certaine forme de raisonnement pratique (que les Médiévaux nommeront « estimative »), il essaie d’être à la hauteur d’un fait et il se propulse loin devant la régression moderne concernant l’animal-machine. Comme le dirait notre auteur, il décrit ce que fait l’animal. Tout est donc affaire de descriptions au plus près des « tissages éco-étho-évolutionnaires intelligents des vivants entre eux et avec nous » dont est constitué notre milieu, non arraisonnés par des préoccupations économiques : grand paradoxe de la « recomposition » (Descola) moderne, d’instituer en même temps les conditions de possibilité d’un savoir authentique et d’en détourner aussitôt les résultats dans une logique productive.
Munis de ces connaissances nouvelles, comment instituer des pratiques laissant le vivant jouer son rôle dans l’établissement continu de l’habitabilité terrestre ? Ici, Morizot apporte plus qu’une nuance à la pensée de Bruno Latour, avec qui il a entretenu un long dialogue. Quand Latour parle de « politique », il se place dans l’optique schmittienne de la division entre ami et ennemi. Le nouveau régime climatique entraîne une situation de conflit dans laquelle je dois savoir qui est mon ami et qui constitue pour moi une menace existentielle (les compagnies pétrolières, les banques investissant dans les énergies fossiles, l’agroalimentaire, etc.). C’est un conflit interhumain ayant pour objectif de faire triompher une transformation radicale des modes d’existence. Les non-humains, dans ce scénario, entrent en « politique » de façon médiée, sont présents à travers des porte-parole et/ou sont intégrés dans des dispositifs juridiques. Baptiste Morizot va plus loin avec son « éthopolitique » (ensemble des relations qu’entretient depuis toujours le vivant) ouvrant à une « alterpolitique » (« espace des relations possibles entre les humains et les autres vivants, espace à explorer, imaginer, retrouver, inventer pour rendre le monde vivable pour le siècle qui vient »).
C’est à ce point que le diplomate intervient. C’est moins le représentant dans le diplomate qui nous intéresse que l’informateur et le négociateur. Le Moderne « libéré » a pris conscience non seulement qu’il doit partager la Terre avec des non-humains, n’étant ni désapproprié, ni exproprié puisqu’il n’a jamais été propriétaire, mais que sa vie même dépend de tout ce bruissement de l’activité du vivant. Il apprend donc à négocier : avec le loup réintroduit, avec le castor et tous les autres. Faut-il pour autant recourir à tout un vocabulaire politique ? Et l’on se demande si, contrairement aux intentions de l’auteur qui dit s’obstiner à clarifier les concepts, on n’ajoute pas à la confusion. Dans une note de la partie intitulée « Inventer un chemin », un instant le lecteur retrouve ses petits. Il nous est dit que « changer l’espace des relations au vivant implique une transformation radicale des relations d’économie politique entre les humains », et cette étape préalable, en réalité concomitante, est bel et bien « politique » au sens propre. Le malaise ressenti tient à une sorte de ligne rouge ontologique que l’on voudrait tenter d’expliciter en terminant.
Que la planète demeure habitable pour tout le « grouillement des êtres vivants », comme le dit le texte de la Genèse, est éminemment un problème politique, mais il ne l’est que dans la mesure où l’on prend en considération une double asymétrie irréductible entre le vivant et nous. Il nous est impossible de nous réinsérer complétement dans le vivant, que pourtant nous sommes. Non que nous ayons une position de surplomb, mais c’est nous qui nous préoccupons de l’avenir de la planète, qui repérons les modalités selon lesquelles le vivant entretient l’habitabilité et qui tentons d’en tenir compte afin de ne plus établir un monde humain sur l’écrasement du non-humain. Le vivant, lui, crée jour après jour les conditions de l’habitabilité et il soutient toutes nos finalités, y compris celles qui se retournent contre lui. Seule une médiation peut rendre cette asymétrie plus ou moins équilibrée. Cette médiation, outillée par un regard neuf sur le comportement interne au vivant, interrogeant les choix technologiques ‒ la dimension technologique est absente du livre de Morizot ‒, doit être « politique » au sens fort et déboucher sur un consensus opératoire, concernant la transformation profonde de nos modes d’existence, les rendant aptes à négocier des protocoles de cohabitation avec ce qui est plus ancien que nous, et compatibles avec le maintien de l’habitabilité terrestre. Le vivant n’a rien à négocier vraiment, il continue son évolution, ce sont nos « politiques », nos finalités, qui doivent cesser d’oublier (refouler) ce qui en constitue la possibilité radicale, une Terre habitable. Cela nécessite délibération conflictuelle et décision, cela s’appelle politique.
[1] Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant (2016, disponible en poche en avril 2023), aux éditions Wildproject de Marseille, maison d’édition qui s’est donné pour tâche depuis 2009 d’éclairer le « comment réorganiser les sociétés humaines dans leurs relations au vivant, pour mettre un terme à l’extinction en cours de la vie sur Terre ».