Vive le moyen !

« Assez bien », c’est la mention obtenue par celles et ceux qui obtiennent une moyenne générale au baccalauréat comprise entre 12 et 14/20 ; et c’est la notion au cœur du premier livre traduit en français de Marina Van Zuylen, Éloge des vertus minuscules, qui mêle la littérature et la philosophie à des éléments autobiographiques.

Marina van Zuylen | Éloge des vertus minuscules. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Clotilde Meyer. Flammarion, 256 p., 20 €

Je me souviens, il y a plusieurs années, avoir eu en main un beau livre sur la cuisine française traduit de l’américain, les recettes étaient exactes, les illustrations soignées, toutefois, en lisant les commentaires, on en apprenait autant sur les habitudes alimentaires d’outre-Atlantique que sur celles qui faisaient l’objet de l’ouvrage. Ainsi, l’auteur, en insistant sur la façon de préparer une vinaigrette pour la salade, d’ajouter des herbes et de tourner délicatement les feuilles de laitue, en décrivant avec minutie et une certaine admiration ces gestes banals, nous faisait comprendre que l’habitude chez lui était de verser sans trop d’égards sur la verdure quelque sauce toute prête sortie d’une bouteille, chacun ayant peut-être sa marque préférée.

Tableau de Yuri Yudaev
Sans titre (Néphrite) de Yuri Yudaev (1997) © CC BY 2.0/Yuri Yudaev-Racei/Flickr

Marina van Zuylen, professeure de littérature dans l’État de New York, a fait ses études en France. Son remarquable Éloge des vertus minuscules est le premier de ses livres traduit en français. Il y est question du « assez bien » et du « pas si mal ». De la même façon que mon livre de cuisine, il peut se lire à deux niveaux : un essai joyeux et documenté sur ces notions, et un regard sur la tyrannie du mérite (titre d’un chapitre) fort américain, semble-t-il. Deux livres pour le prix d’un, pourrait-on dire ! Mais ici, sans doute à la différence de l’écrivain gastronome, l’auteure n’est pas dupe ; son ouvrage très personnel est une constante dialectique entre son regard sur le monde et celui qu’elle suppose du monde sur elle-même.

« Par ignorance et sentiment d’insécurité, lorsque j’étais encore étudiante puis jeune enseignante, je me vouais à tout ce qui était abscons et intellectuellement hermétique. […] Je me souviens d’une scène : j’étais attablée à la terrasse d’un café avec quelques camarades doctorants, nous discutions d’un ouvrage extrêmement touffu de Jacques Lacan. J’étais morte de trouille que le groupe perce à jour mes limites. J’avais préparé quelques phrases toutes faites, tirées d’un volume philosophique, lorsque j’aperçus à la table voisine une personne qui nous regardait. Je fus soudain emplie de honte. Non plus la honte d’être jugée stupide, mais celle d’être ridiculisée comme une personne prétentieuse, se donnant des airs de grande intellectuelle. […] Ce groupe de lecture, si convoité par les autres étudiants, ne consistait qu’à prendre une pause, jouer à être une érudite. Je ne voulais pas de ce rôle, mais je n’étais pas prête non plus à y renoncer ». Écoutons Françoise Dolto (Le dandy, solitaire et singulier, Mercure de France, 1999) quand elle énonce que Lacan est un dandy – ce qui n’enlève rien à son génie –, et suivons Henry Rey-Flaud dans son remarquable George Brummel, dandy saint et martyre (Puf, 2023) lorsqu’il montre que les suiveurs du dandy ne font que prendre une pause, cette posture à laquelle Marina van Zuylen se refuse. Ainsi deviendra-t-elle, assurément pour le plus grand bonheur de ses étudiants, érudite en vertus minuscules.

Car ce livre est pétri d’érudition. La culture et le savoir de son auteure sont immenses. Pour ne citer que quelques auteurs : Aristote, Horace, Schopenhauer croisent Levinas, Nietzsche et bien sûr Hegel ; Virginia Woolf, Thomas Bernhard, Proust ou Rilke rencontrent Flaubert et le maître de l’esthétique de la médiocrité que fut Emmanuel Bove (le seul dont mon traitement de texte ignore le nom).

« Éclairer les vies minuscules est le rôle de la littérature. La fiction nous apprend ce que c’est d’être constamment sur le fil entre existence et effacement », et cela tient parfois à des guillemets, ceux qu’ajoute au verbe « composer » le traducteur américain de Du côté de chez Swann dans le passage où la mère du narrateur apprend que Vinteuil n’est pas seulement un professeur de piano mais aussi un compositeur. « Des générations de lecteurs anglophones ont ainsi pris cette marque comme un signe supplémentaire de l’intérêt proustien pour cette zone brumeuse entre talent visible et invisible. […] La modestie de Vinteuil le discrédite comme si elle était la preuve de son insignifiance », commente Marina van Zuylen.

Toutefois, c’est à partir d’une surprenante remarque au sujet du concept de « mère suffisamment bonne » inventé par le psychanalyste Donald Winnicott que l’auteure met en évidence les ravages de la quête de célébrité. Chacun sait que la good enough mother est la mère habituelle, celle qui ressemble à monsieur Jourdain, qui faisait de la prose sans le savoir ; elle est dans le même mouvement suffisamment mauvaise pour ne pas répondre immédiatement aux exigences de son enfant et lui laisser la possibilité de concevoir l’absence, le manque. Ici, cela est compris comme l’incitation à abandonner le fantasme d’une mère parfaite, irréprochable, pour de se contenter de la médiocrité, cet « assez bien » des vertus minuscules qu’interroge cet ouvrage. « Je fus particulièrement frappée par la recension d’un livre qui accusait l’auteur, partisan du pas si mal, d’hypocrisie éhontée. Comment cette personne [Winnicott], occupée à écrire des livres et étoffer son CV, pouvait-elle dans le même temps prétendre rejeter tout esprit de compétition ? Une autre sceptique disait trouver “un peu suspect que ces conseils soient délivrés par des gens… eux-mêmes affairés à leur propre réussite“. »

Marina van Zuylen ajoute : « Je me sentis directement visée. Me reprocherait-on la même chose ? » Un intérêt majeur de cet Éloge des vertus minuscules est là : son auteure, outre qu’elle nous accompagne sur le chemin qui nous fait traverser des expériences révélatrices de la banalité en relisant Proust, Tchekhov ou Montaigne, est concernée par ce regard où si « des Noirs, des Hispaniques ou des Asio-Américains médiocres confirment la règle de l’infériorité raciale pour toute leur communauté ; des Blancs médiocres n’impliquent qu’eux-mêmes » (citation d’Adam Bradley). Le trajet que nous parcourons avec ce livre est éclairant, il mérite d’être réalisé.


Patrick Avrane est psychanalyste et écrivain. Dernier livre paru : Maisons, quand l’inconscient habite les lieux, PUF, 2020