Nous sommes à Amsterdam, forteresse cossue du calvinisme, au matin du 8 janvier 1705. Les rescapés de la famille Brandt préparent l’anniversaire de Thea, qui va faire aujourd’hui ses débuts dans le monde. Thea est la nièce de Nella, l’héroïne de Miniaturiste, roman inspiré par la poppenhuis de Petronella Oortman que Jessie Burton avait vue exposée au Rijksmuseum. Suite de ce succès planétaire, La maison dorée nous arrive une décennie plus tard, après deux ouvrages dont on perçoit les constantes sous l’éclectisme apparent, Les filles au lion, fresque historique autour d’un mystérieux tableau datant de la guerre civile espagnole, Les secrets de ma mère, enquête entre Londres et Hollywood sur une mère inconnue ; et un livre pour jeunes ados, Douze princesses rebelles.
Jessie Burton, La maison dorée. Trad. de l’anglais par Laura Derajinski. Gallimard, 464 p., 24 €
Depuis le dénouement tragique de Miniaturiste, la famille jadis prospère a descendu les barreaux de l’échelle sociale et se tient au bord de la ruine dans sa splendide demeure au bord du Herengracht – le canal des seigneurs. Le poids de l’opinion, la peur d’ébranler un équilibre précaire contraint chacun des protagonistes à enterrer ses secrets. Entourée d’une épaisse couche de non-dits, Thea cherche en vain à leur faire dévoiler l’histoire de ses parents, tout en dissimulant ses propres projets. Son idole est une brillante comédienne, Rebecca Bosman, mais ce n’est pas le seul attrait du théâtre Schouwburg, car elle y rencontre en cachette un amoureux, Walter, le peintre en chef des décors, qui lui dit rêver comme elle d’évasion. Une maison de poupée occupait le centre de Miniaturiste, cette fois c’est le théâtre qui ouvre sur l’infini des possibles et des dangers. Les pièces adaptées de Shakespeare qu’interprète la grande Rebecca, Roméo et Juliette, Pyrame et Thisbé, La mégère apprivoisée, Titus Andronicus, reflètent ou annoncent les péripéties de l’intrigue. Thea a une préférence pour les drames romanesques, « idylles sylvestres, rêves insulaires où tout se brouille avant de se résoudre pour le mieux », comme des miroirs de sa romance en coulisse. Au bal de l’Épiphanie, la jeune débutante est vêtue d’une robe en soie prêtée par l’actrice, qui la portait sur scène au bal des Capulet, mais quel sera son modèle, Katharina domptée par son mari, ou Lavinia la fille mutilée de Titus qui refuse le silence ?
La maison des Brandt est trop vaste pour être bien chauffée, la cire au parfum de miel et l’huile de rose sont des luxes d’autrefois, « les canaux ont gelé et le désert hivernal des rues au dehors semble imprégner leur intérieur ». Amsterdam est « une ville portuaire où se côtoient les différences », « une ville où l’on épie », où les étrangers sont avant tout « de palpitantes attractions ». Les tentures murales ont disparu, les tableaux ont été vendus un par un pour payer les factures, mais Nella s’efforce de préserver une façade d’opulence et de respectabilité : il faut « rassurer les citoyens, leur prouver que tout fonctionne ici », derrière les immenses fenêtres vides. Elle ne voit d’autre salut qu’un riche mariage arrangé pour sa nièce, comme on avait arrangé le sien dix-huit ans auparavant afin de masquer l’homosexualité de son époux. Tout commence par ce grand bal où elle a réussi à faire inviter Thea, qui exprime haut et fort son refus d’être offerte sur le marché du mariage comme à une foire aux bestiaux. Métisse ravissante, illégitime, pauvre, elle sera difficile à caser, Nella le sait, et repère le candidat idéal. L’avocat Jacob van Loos présente tous les avantages de la fortune et de l’éducation, il ferme les yeux sur leur ruine sociale et la peau ocre de la jeune fille, a un goût exquis, joue admirablement du clavecin, comble Thea d’attentions, même s’il estime qu’elle « fait preuve d’une énergie excessive ». Nella, « emprisonnée dans le mariage de ses parents », victime elle-même d’une union malheureuse, perpétue le déni sur trois générations. Quand le prétendant est prêt à se déclarer, Thea repense à « Lavinia, la langue tranchée, les mains coupées, qui persistait à raconter son histoire ».
Au cours du même bal, Otto, tout aussi hostile à cette sortie que sa fille, a rencontré le botaniste employé par la maîtresse de maison. Parmi les friandises du buffet, Mme Sarragon présente avec fierté leur dernière création, une confiture aigre-douce d’ananas cultivés, non pas au Suriname où elle en a goûté pour la première fois, mais dans une serre de son domaine d’Amersfoort. Otto vient de perdre son modeste emploi à la Compagnie des Indes Orientales. Est-ce l’effet de leur rencontre, le botaniste reprend sa liberté, et les deux hommes bientôt complices se lancent dans un vaste plan de culture de fruits exotiques sur la propriété abandonnée de Nella, un lieu peuplé de souvenirs d’enfance si douloureux qu’elle n’a jamais voulu y retourner. Elle s’oppose violemment à leurs projets, et la porte se referme sur l’espoir d’une évasion sans compromis. Prise au piège du lourd passé familial, victime de sa propre naïveté, Thea accepte bon gré mal gré de jouer le jeu.
La trame romanesque de Miniaturiste devançait la mode avec la condamnation à mort d’un riche marchand homosexuel, l’union clandestine de la sœur du marchand avec le serviteur noir ramené du Suriname, et le carcan imposé à toute velléité d’indépendance féminine. Dix-huit ans après le procès intenté par les braves gens d’Amsterdam, les mêmes préjugés menacent la jeune fille que son père voudrait protéger des regards curieux, quitte à l’enfermer, tant il en a souffert lui-même. Le titre original, The House of Fortune, met l’accent sur les caprices du sort, comme la version espagnole, La Casa del destino. Le titre français, qui évoque plutôt la cage ou la pilule amère, désigne une petite maison sculptée recouverte à la feuille d’or dont la signification n’est révélée qu’au dernier chapitre. La miniaturiste du roman précédent revient bousculer le parcours des personnages, invisible sorcière, voyante ou parque, on ne sait, semant devant la porte des signes adressés à Thea comme autant d’indices de ce que lui réserve l’avenir, à moins que ce ne soient des signes de piste.
Jessie Burton, superbe conteuse, évite pour l’essentiel l’anachronisme, et, si ses personnages jugent avec une lucidité bien d’aujourd’hui l’hypocrisie du « cercle doré du pouvoir » régi par une poignée de notables, ils ont gagné en complexité. La romancière est bien servie par sa traductrice, qui maintient de bout en bout un style alerte fleuri d’images insolites, de paroles qui « coulent comme du beurre dans une poêle brûlante ». Le livre tisse savamment un système d’échos littéraires et picturaux, de noyades, de naufrages successifs, Ein schipbreuk op de rotsen de Ludolf Bakhuisen peint au sommet de l’Âge d’or hollandais, ou destin dont Thea rêve pour son fiancé quand il lui parle de voyager. Le jour de son mariage, elle se dit que l’intrigue « décousue, chaotique et étrange », le côté irréel de sa situation, auraient pu intéresser Shakespeare, « pourtant on ne voit ici aucune fin, cocasse ou dramatique, susceptible de déclencher un tonnerre d’applaudissements ». Le fil de sa vie se déroule, doré et fragile : « pas à pas, d’une démarche affirmée, elle traverse ces épreuves, tire les ficelles, se laisse aussi porter par son courant ».
Ceux qui ont aimé Miniaturiste trouveront peut-être La maison dorée moins original, comme souvent le deuxième épisode d’un grand succès de librairie. Les autres apprécieront le soin apporté au détail du cadre, toiles peintes par l’amoureux de Thea, vestiges de la fortune Brandt, mobilier raffiné des van Loos, menus succulents tirés d’un livre de recettes néerlandais du XVIIe siècle, servis dans des salons lambrissés à la lueur des chandelles. Tout un univers clos comme une serre tropicale, parfumé d’épices, tisanes, bois précieux venus par la mer des quatre coins du globe.