Combattantes de l’avenir

Hypermondes (24)

Le premier roman pour adultes de Claire Garand, Paideia, et la trilogie Molly Southbourne de Tade Thompson nous proposent des héroïnes pas complètement positives, brutales, mais qui refusent un destin tout tracé pour se construire une voie personnelle. Dans une société qui ne nous offre la liberté que si nous nous tenons bien sages, la science-fiction renouvelle des thèmes traditionnels (le double pour Tade Thompson, la mort de la Terre et la colonisation de l’espace chez Claire Garand) pour nous emmener sur des chemins de traverse, y compris grâce à un rythme en phase avec la lutte des protagonistes.


Tade Thompson, Les meurtres de Molly Southbourne. Trad. de l’anglais par Jean-Daniel Brèque. Le Bélial’, coll. « Une heure-lumière », 140 p., 9,90 €

La survie de Molly Southbourne. Trad. de l’anglais par Jean-Daniel Brèque. Le Bélial’, coll. « Une heure-lumière », 128 p., 9,90 €

L’héritage de Molly Southbourne. Trad. de l’anglais par Jean-Daniel Brèque. Le Bélial’, coll. « Une heure-lumière », 144 p., 10,90 €

Claire Garand, Paideia. La Volte, 320 p., 19 €


Dans Paideia, l’humanité s’est presque auto-détruite. Sur la Lune, « où se réfugiaient les derniers richissimes, les plus habiles arnaqueurs, les traîtres et les meurtriers », colons et réfugiés terriens s’affrontèrent, détruisant les dômes des cités lunaires. Dans les derniers jours d’une Terre ravagée par les virus et les radiations, une milliardaire imagina le programme Paideia, envoyant douze petites filles génétiquement modifiées dans autant de stations orbitales autour de la Lune. À l’âge requis, elles doivent alunir dans une cité remise en état par leurs « couples parentaux » et recevoir en elles les embryons stockés dans les réserves pour devenir les « Mères de la future humanité ».

Hypermondes (24) : Claire Garand et Tade Thompson

Paideia signifie en grec ancien : « éducation visant la perfection et l’excellence pour former les meilleurs citoyens, à même de bâtir et gérer la cité idéale » ; le temps de la « Descente » arrive mais l’une des enfants, parce qu’elle rêve d’explorer Mars et les étoiles, refuse sa mission. La liberté individuelle se confronte au bien commun, le choix à la raison, et la jeune narratrice n’est pas toujours sympathique. Pour satisfaire ses désirs, elle est prête à commettre des actes remettant en cause la survie de ses compagnes et de l’humanité. Elle se comporte souvent en enfant capricieuse et égoïste, mais l’intérêt de Paideia est qu’elle est justement une enfant et qu’elle a besoin de se comporter comme telle, plus que comme une mère porteuse responsable. Elle aime jouer avec le robot-dépanneur et avec Lélio, l’écureuil bleu. Elle aime que son « couple parental » s’occupe d’elle. Elle aimerait avoir des amies parmi les filles des autres stations qu’elle retrouve en classe virtuelle. Si le roman raconte la vie en impesanteur dans un environnement confiné, il donne aussi à lire l’enfance, en particulier dans le fonctionnement du groupe.

Parce qu’elle n’est qu’une « quatre-virgule-deux », un peu moins géniale que ses camarades génétiquement boostées, la narratrice est harcelée : mise à l’écart, dévalorisée, elle subit des brimades, et même des violences ; la réalité virtuelle n’est pas une frontière pour les talents de programmatrice de Vassilissa, la plus vindicative des fillettes. On en vient à admirer l’obstination et le courage avec lesquels la narratrice fait toujours front. À comprendre sa révolte, proportionnelle à la froideur de son entourage : enseignante virtuelle, consœurs suradaptées au rôle qu’on leur assigne, couple parental entièrement tourné vers ce rôle. Même Lélio n’est qu’un « animex » artificiel, reprogrammé en « Surveillant » dès que la rébellion de la narratrice prend de l’ampleur.

Paideia déplace dans l’espace l’enfance et sa fin, ce moment où l’on doit mettre entre parenthèses ses aspirations, quitter son monde personnel pour tenir compte de l’autre, le monde social, le grand. Claire Garand montre le déchirement que c’est de devenir raisonnable. À une autre échelle, Paideia peut se lire comme une parabole sur une société insensible qui, sous les apparences de l’empathie et de la compréhension, n’offre qu’une seule voie, celle définie comme réaliste par ses élites. À l’aliénation fourbe, à l’autoritarisme patelin, à « l’État de droit », Claire Garand oppose la voix émouvante et butée d’une petite fille qui scande sans relâche son aspiration à la liberté et se bat pour elle.

Hypermondes (24) : Claire Garand et Tade Thompson

Le rythme de l’écriture frappe encore davantage chez Tade Thompson. Après un court préambule, Les meurtres de Molly Southbourne raconte la vie à la campagne d’une fillette, entre ses deux parents aimants et vigilants. Pas si loin de Paideia. Mais Molly a un problème pressant : on essaie régulièrement de la tuer. Alors ses parents l’entraînent au combat rapproché et lui imposent des règles : « Si tu vois une fille qui te ressemble, cours et bats-toi. Ne saigne pas. Si tu saignes, une compresse, le feu, du détergent. Si tu trouves un trou, va chercher tes parents ». Du sang de Molly naissent des doubles qui l’attaquent. Sa vie et le premier livre sont rythmés par ces affrontements presque contre elle-même et par l’insécurité permanente, puisque les doubles surgissent n’importe où et se multiplient. Les meurtres de Molly Southbourne ressemble à une succession de coups donnés et reçus, de retraites en souplesse et de bonds en avant, dans un style sec et elliptique, sans un mot de trop, pour arriver à un livre à la fois dur et élégant, dynamique et endurant, un des meilleurs romans fantastiques de ces dernières années.

Hypermondes (24) : Claire Garand et Tade Thompson

Dans La survie de Molly Southbourne, le rythme baisse un peu, à mesure que Molly s’humanise et que l’intrigue devient plus complexe, mais L’héritage de Molly Southbourne retrouve la cadence d’origine, ses enchaînements incessants puisque, même si on les détruit, les mollys réapparaissent tout le temps. En révélant les origines des doubles, il tire aussi la trilogie vers la science-fiction. Dans ces deux volumes, l’héroïne se confronte à Tamara, qui a le même problème qu’elle mais qui a établi des relations différentes avec ses doubles, et, peu à peu, Molly arrive à s’extirper de l’univers de redondances, fou et obsessionnel, qui est le sien et celui de Mykhaila, sa mère.

L’héritage de Molly Southbourne nous apprend que la violence des mollys n’est pas une fatalité mais un conditionnement. La trilogie dans son ensemble chemine difficilement vers la liberté. Pas à pas, Molly(s) se défait de la paranoïa et de l’hostilité ; elle découvre le sens de la communauté et de la négociation, la juste compréhension aussi. Contre la haine de soi, elle fait la paix avec elle(s)-même(s).

Hypermondes (24) : Claire Garand et Tade Thompson

En partant tous deux de l’enfance, Tade Thompson et Claire Garand nous donnent une leçon de liberté. En plus de nous tenir en haleine par une histoire prenante, ils nous alertent, grâce à un rythme vif, bondissant, toujours en alerte, contre le dressage plus ou moins insidieux de la jeunesse. Peut-être que la bonne littérature, et singulièrement la bonne SF, a cette fonction : nous garder du conformisme.

Tous les articles du numéro 175 d’En attendant Nadeau