Le possible et l’écriture

Pour qui écrit-on et pour quoi est-on publié, c’est ce sur quoi font réfléchir trois livres que rien ne rapprocherait sauf la concomitance de leur publication en français, ce trimestre, et le fait que chacun entend à sa manière dire et ruser avec ses propres mythes qui sont aussi ceux d’un pays. Est-ce la crainte de perdre la mémoire de ce qui fait lien, et donc nation, mais aussi ce « commun » souvent allégué mais peu sensible qui redonne une urgence à ce type de littérature, ni vraiment saga, pas vraiment de premier plan, sans être négligeable ? Nos auteurs trafiquent résolument ou cisèlent de bric et de broc, mais pour notre plaisir, un récit non identitaire mais propre à faire exister des imaginaires communs et à en redéfinir nos figures de la pensée qui sont nos axiomatiques.


Wright Morris, Le champ de vision. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent. Christian Bourgois, 336 p., 22 €

Gilles Moraton, Pas la défaite. Maurice Nadeau, 240 p., 18 €

Ruth Gilligan, Les champs brisés. Trad. de l’anglais (Irlande) par Élisabeth Richard-Bertail. Seuil, 352 p., 22 €


Wright Morris (1910-1998) invente sa forme, son « champ de vision » – il fut d’abord photographe. Gilles Moraton (né en 1958), bibliothécaire de métier, recolle le récit collectif à la génération qui le précédait. La plus jeune, femme et féministe, Ruth Gilligan (née en 1988), déconstruit ces rets. Même si chacun/chacune use des trois pratiques pour son récit de monde diffracté, ces puzzles foutraques dépassent les fondamentaux des seconds rayons de la bibliothèque car ce qui a fait nation ici ou là pose notre simple humaine condition dans le narratif des crises mémorielles. Et partout la mort est là, celle dont on a voulu faire l’économie au nom du bonheur obligé, la mort que l’on donne ou que l’on croit donner à la guerre, celle, plus rustique, du cochon et des bœufs, celle des tauromachies aussi.

Wright Morris, Gilles Moraton, Ruth Gilligan : le possible et l'écriture

Wright Morris © Don Tremain

On connaît un peu le travail de photographe de Wright Morris, rarement montré à Paris (fondation Cartier en 2019) et moins encore sa vingtaine d’ouvrages, car les éditions Bourgois n’ont sorti Le chant des plaines (également traduit par Brice Matthieussent) qu’en 2021 ; auparavant, seul La dernière fête (1960) avait connu les honneurs de la traduction (Gallimard, 1964), l’auteur passant pour trop ancré dans le Nebraska, c’est-à-dire nulle part. Sa quête de « l’essence du visible » persiste dans sa pratique littéraire où « capturer avec des mots » n’a rien à voir avec la mise en mots d’un folklore de la frontière. Il ne décrit pas (la photographie y suffirait), mais se livre à un même mouvement d’identification, plus encore que d’apparition, de ce qui est une forme souveraine de règle de la vie ou de destin à la petite semaine. La véracité est traversée de son point de vue. Il expose autant son champ de vision toujours déjà là, sensible, que les objets et situations dont il repose subrepticement le fondement.

Même la corrida, qu’il connaît fort bien pour avoir vécu au Mexique, se dit en flirtant avec le surréalisme d’époque et dans la justesse des gestes, ceux de l’homme et celui du taureau ; ils figurent en discontinu au fil du récit placé en quelque sorte du haut des gradins, où se répartissent les personnages du roman : une femme rêveuse, sorte de Bovary des Grandes Plaines, et son mari, Main Street ; son vieux père, « cinglé comme un lapin » mais passeur des souvenirs de la frontière et des chariots perdus sur la route de l’Ouest, un enfant déguisé en cow-boy raisonnable, leur ami psychanalyste folkloriquement germanique et viennois doté d’une secrétaire assassin et transgenre, outre le charismatique gandin de leur jeunesse, « héros révolu, caduc » qui a touché le fond et qui tient sa gloire de son fétiche : une poche de la culotte de la vedette du base-ball d’alors. Mais tout cela n’est que note légère, embrayeur de chapitres qui se dégustent dans la distance.

Wright Morris, Gilles Moraton, Ruth Gilligan : le possible et l'écriture

Une corrida durant la feria de Saint-Marc, à Aguascalientes, au Mexique (2010) © CC3.0/Tomas Castelazo/WikiCommons

Prisonniers du passé, ces gens vieillissants sont en virée dans un Mexique esquissé à partir de motifs récurrents : la matière, le sang, le geste, la métaphysique, la mort, le vertige. Des flashbacks éclairent le passé désirant et la jeunesse de ces vies minuscules, perdues entre un présent en suspens du temps du spectacle et les dérives des mémoires personnelles. Ils furent autres, mais, incapables d’assumer le futur de leur passé, ils ne sont plus que la trace qui sollicite un registre d’attention particulière. On n’est pas loin de l’aperception de Maine de Biran… L’essai de Wright Morris, Fragments de temps, photographie, mémoire (1968 ; traduit par Brice Matthieussent aux édition Xavier Barral en 2019), avertit de ce qui fait autant penser à la peinture d’Edward Hopper en version rurale, quelque part entre Lincoln et Omaha, qu’à un héritage de la Nouvelle Objectivité berlinoise adossée à l’évidence du temps et de la mort.

Par la date de sa démarche et sa fluidité un peu abrupte, Wright Morris joue de figures trop échevelées pour ne pas séduire ; son kaléidoscope révèle une attente, ses thèmes le font plagiaire par anticipation tant cette esthétique alimentera sa postérité dans le polar américain et les formes diverses de sortie du réalisme de la Grande Dépression. On n’est plus seulement en présence des réfugiés du Dust Bowl, des gigantesques tempêtes de poussière et de sable des grandes plaines dévastées par l’érosion et la sécheresse à l’ouest du Missouri et à l’est du Wyoming des mormons, mais dans l’incertitude de l’insignifiance qui fait l’épaisseur ou la misère transcendante de chacun : une façon de traiter de la transmission et mezza voce d’en constituer autrement la construction culturelle.

Wright Morris, Gilles Moraton, Ruth Gilligan : le possible et l'écriture

Dans le roman de Gilles Moraton, l’histoire (mais quelle histoire ! dirait Stéphane Audoin-Rouzeau) met le héros sous l’injonction finale et dérisoire des autorités militaires d’une démobilisation officielle qui n’est « pas la défaite » alors que ce combattant perdu les a toutes subies, celle de la Retirada puis celle de la France, et deux fois face au fascisme, Franco d’un côté, l’armée de l’Allemagne nazie de l’autre. Le dialogue intérieur d’un homme jeune qui décide de traverser la France pour ne pas devenir prisonnier des Allemands en juin 1940 n’a rien d’exaltant. Ce clandestin, semi-déserteur d’une unité de combat détruite où ses deux potes ont été pulvérisés à ses côtés, vit une aventure difficile et le récit fait somme, somme de faits plausibles avec, chez le protagoniste, la conscience de la fluctuation possible des récits plus encore que de quelque héroïsation possible et compensatrice des peurs encourues : se perdre, tourner en rond, ne jamais quitter des forêts peu hospitalières, suivre à distance les routes, s’aider des rares figures compatissantes rencontrées, manger, avoir faim au point de mâchonner des glands, négocier sa tenue et son maintien devant une jeune femme isolée et désirable autant qu’hôtesse avisée.

Le dialogue intérieur de notre errant au fil de ses 800 kilomètres fait ressurgir une éducation politique assumée et rend le temps de la débâcle à ceux qui l’ont subie à vingt ans. Leurs infortunes et aventures de survie, leurs rêves et aspirations, récapitulent ce qui fut matriciel du second XXe siècle. La réalité de ce monde de la vigne, dont le souvenir direct va s’effacer, est truffé d’Espagnols, de Narbonne à Lézignan ; la mémoire commune incorpore les grèves de 1938 pour le simple accès à la condition de salariés employés à l’année, et au minimum à la semaine, alors que les ouvriers agricoles n’étaient jusque-là embauchés qu’à la journée et sans droits syndicaux. On y entend aussi et sans fin les passions non éteintes de ce qui fut le communisme, les communismes et l’anarchisme, le POUM et les batailles de la guerre d’Espagne dans ses mots clés, Guadalajara ou Teruel.

Bibliothécaire de métier et écrivain de théâtre, Gilles Moraton sait le magasin des choses probables (en 1995, il a publié un livre portant ce titre) et son livre-somme entend fournir une sorte de savoir du XXe siècle, sensible et vivant. La débrouille face au malheur, la chance et la volonté en réponse, montrent en les édulcorant les difficultés qui furent le lot de la génération de ses parents et grands-parents, écrasés de l’Histoire, mais aussi une société en évolution. « Pas la défaite », donc, mais pour transmettre ce qui fut et fut pensable, hors école et hors famille. Il ne reste plus que le livre qui, tel les séries télévisées, satisfait le besoin de toute société de savoir avec un peu de rigueur et d’imagination ce qui trotte dans la tête de ses concitoyens. Ainsi va la littérature.

Wright Morris, Gilles Moraton, Ruth Gilligan : le possible et l'écriture

Ruth Gilligan navigue, avec Les champs brisés, entre une fiction classique nourrie de portraits attachants et ses scrupules d’universitaire qui lui permettent de gamberger selon nos sensibilités actuelles pour réinventer des mythes et des passés en passe d’épuisement. Son Irlande n’est plus en guerre mais sa frontière cristallise encore les imputations, les haines, la curiosité non moins malsaine et les drames au temps de la vache folle. Bien menée, l’intrigue est noire, et elle permet à Ruth Gilligan, qui vit aujourd’hui à Londres, de s’inscrire dans le présent du passé par ce quasi bestseller rédigé selon les normes de « l’écriture créative » anglo-saxonne (qu’elle a enseignée à Birmingham).

Notons au passage comment, outre un peu de mort et de sang, une « séquence bovine » traverse ces trois romans : toro, taureau-minautaure, placides vaches. Cela faisait désuet dans les salons décorés à la Rosa Bonheur, on n’ose dire que la considération écologique de ce qui existe dans nos assiettes redonne vie à ce qui entoure l’animal brave ou simplement nourricier. Cela fait sens, dans une lignée de ce que le philosophe Francis Wolff théorise depuis 1997 dans Dire le monde et en ses différents essais, qui impliquent évidemment la corrida qu’il a contribué à faire inscrire à l’inventaire général du patrimoine culturel.

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