Thomas Kling, formes méconnues

Le poète allemand Thomas Kling, grand amoureux de la langue, expert dans l’art de jouer avec les mots et leurs sonorités, a laissé à sa mort une œuvre impressionnante que les éditions Unes ont commencé à révéler aux Français. Les deux titres qui viennent de paraître laissent toutefois de côté son lyrisme proprement dit : Itinéraire est un nouvel art poétique à peine déguisé, un essai sur la poésie qui trace un chemin reliant les poètes anciens à ceux d’aujourd’hui, au gré des expériences et des souvenirs de l’auteur. Quant au recueil Mémoire vocale, au titre si singulier, il ne contient aucun poème de Thomas Kling : plus qu’une anthologie traditionnelle, c’est un choix de textes purement subjectif qui, comme le sous-titre l’indique, couvre une période de treize siècles. Chaque poème est comme un échantillon prélevé dans les sédiments d’une époque, attestant ainsi que la poésie est de tous les temps et que l’âge d’un poème ne fait rien à l’affaire.


Thomas Kling, Itinéraire. Trad. de l’allemand par Aurélien Galateau. Unes, 64 p., 16 €

Thomas Kling, Mémoire vocale. 200 poèmes allemands du huitième au vingtième siècle, stockés et modérés par Thomas Kling. Trad. de l’allemand par Laurent Cassagnau et Aurélien Galateau. Unes, 320 p., 25 €


Thomas Kling est mort en 2005, âgé d’à peine quarante-huit ans, et les premières traductions françaises de ses poèmes ont paru dix ans plus tard. La poésie, surtout la plus moderne, souffre souvent dans notre pays d’une diffusion trop confidentielle, mais en Allemagne, pays « des poètes et des penseurs » selon l’expression apocryphe de Mme de Staël, les médias lui accordent une plus large place, le cercle des lecteurs est moins restreint, et l’œuvre de Thomas Kling s’y est immédiatement imposée : il faut dire qu’elle s’inscrit dans une riche tradition, même si son auteur innove et surprend.

Itinéraire et Mémoire vocale : Thomas Kling, formes méconnues

Thomas Kling © Ute Langanky

Thomas Kling est d’abord connu pour ses Sprachinstallationen, ses installations langagières (ou linguistiques), c’est-à-dire ses lectures publiques dont certaines vidéos subsistent aujourd’hui, réalisées avec ou sans musique, qui l’associent aux autres performeurs ou auteurs d’installations du XXe siècle. Si Joseph Beuys, par exemple, qu’il a bien connu à Düsseldorf, a pu lui montrer actions et happenings dans l’esprit du mouvement Fluxus, l’intérêt affirmé de Kling pour le langage et pour la langue orale, parlée, psalmodiée ou chantée, s’inscrit tout aussi bien dans la lignée des manifestations organisées dès les années 1920 par des artistes comme Hugo Ball ou Kurt Schwitters. Thomas Kling opère ainsi la jonction entre les dadaïstes, les artistes du Cabaret Voltaire, et les performeurs des années 1960-1980, notamment l’actionnisme viennois où s’illustrèrent Hermann Nitsch ou Günter Brus. Et rien n’empêche d’y adjoindre les slameurs d’hier et d’aujourd’hui…

En imaginant des récits qu’ils se racontaient autour du feu, les hommes ont sans le savoir inventé la poésie. Mais les paroles comme la musique s’envolent, et l’antique tradition orale n’a pu être sauvée que lorsque l’écriture a permis de la transcrire pour mieux la transmettre. Recueillir, noter et conserver les productions anciennes : Thomas Kling n’oublie donc pas, à côté de son propre travail mémoriel qu’on trouve dans Mémoire vocale, de rendre hommage aux grands précurseurs que furent les romantiques allemands Clemens Brentano et Achim von Arnim, qui ont regroupé dans le célèbre Wunderhorn (Le cor merveilleux de l’enfant) des centaines de chants et de contes populaires encore vivaces au tout début du XIXe siècle, et préservé ainsi tout un patrimoine culturel et linguistique. En explorant une forme poétique d’abord vouée à être dite et écoutée avant d’être confiée au papier, le poète Thomas Kling réunit (ou réconcilie) l’oral et l’écrit, et ne considère les œuvres passées que pour mieux continuer dans la voie qu’elles ont tracée.

Itinéraire et Mémoire vocale : Thomas Kling, formes méconnues

Car, sans renier ce qu’il doit aux avant-gardes (celles d’hier et celles qu’il fréquente), Thomas Kling s’est défendu d’être un poète « expérimental » obsédé par le seul souci d’inventer de nouvelles formes. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir Mémoire vocale, où sont rassemblés les poètes de langue allemande qu’il aime : les contemporains Durs Grünbein, Elke Erb ou Ernst Jandl y voisinent avec le Minnesänger Walther von der Vogelweide, le romantique Clemens Brentano, ou encore Goethe et Schiller, Rilke, Trakl, Gottfried Benn, Paul Celan et beaucoup d’autres, traduits en français par Laurent Cassagnau et Aurélien Galateau. Toutes les époques sont représentées, et, par-delà les modernes qu’il affectionne, Thomas Kling revendique donc très clairement une filiation qui remonte aux plus anciens : car, même si le monde change, le regard du poète va toujours au-delà des choses et des mots pour les dire. Même vérité hier et aujourd’hui, et le temps qui passe n’y peut rien.

Dans sa postface à Mémoire vocale de mai 2001, Kling revient sur les raisons de son choix « très consciemment limité qui présente cependant l’avantage qu’on peut en faire le tour », ajoutant un peu plus loin qu’il offre aux lecteurs, et « en quantité suffisante », ce qu’il appelle « de la matière verbale » : le mot, la phrase, le poème, sont donc considérés comme tout autre matériau qu’il est possible de stocker, et pas nécessairement dans les livres quand d’autres supports sont aujourd’hui disponibles. Mémoire vocale s’intitule en allemand Sprachspeicher, où l’on peut voir au choix un grenier où entreposer la langue ou une mémoire d’ordinateur pour la conserver ; mais il s’agit dans les deux cas d’un espace propre à archiver des œuvres, ou simplement des mots et expressions sortis de l’usage du moment. L’ordinateur a l’avantage de combiner deux possibilités, celle d’enregistrer la voix et la musique, et celle de conserver les mots écrits, comme les dictionnaires dont Thomas Kling se déclare un fervent utilisateur. Car ces réservoirs de mots destinés à tous servent aussi au poète qui ne peut se contenter de les employer sans savoir d’où ils viennent, sans en avoir palpé l’enveloppe et exploré les sens cachés ou oubliés. « Je cultive depuis toujours une curiosité pour l’étymologie qui n’a rien à envier à celle du XIXe siècle, quand un esprit nouveau déferlait sur les humanités », confie Thomas Kling dans Itinéraire. Le poète ressemblerait-il donc à ces « mémorisateurs », « responsables de la mémoire du clan » ?

Itinéraire et Mémoire vocale : Thomas Kling, formes méconnues

Les mots – et d’abord pour notre auteur ceux de la langue allemande – sont donc l’objet de toutes les attentions, car le poète ne se révèle pas seulement au cours d’une performance ou d’une lecture, ou lorsqu’il « abécède » ses poèmes, mais aussi quand il travaille seul face à sa feuille blanche (et, bien sûr, muni de son dictionnaire). Ce n’est pas que la langue du poète ait besoin d’être châtiée, bien au contraire, car c’est dans l’argot, les dialectes ou dans la verdeur du slang qu’il la trouve vivante, vigoureuse, sonnante, apte et prête à tout ce qu’on voudra obtenir d’elle : « Le slang est la langue illégitime de la rue qui a fait son chemin […] la langue qui dit les tabous de la société, transgresse les conventions » (Itinéraire). Mais le panthéon de Thomas Kling s’étend aussi sans difficulté aux troubadours, au poète latin Horace ou au Français Paul Valéry : on y retrouve tous ceux qui savent qu’un poème ne se fait pas avec des idées, que la musique, le rythme, la cadence des mots et des phrases sont essentiels, qu’on peut jouer aussi sur leur sens, et produire à l’infini de nouvelles variations.

Le terme de Sprachinstallation (installation linguistique) que Thomas Kling a toujours préféré à « performance » ou « installation » n’est paradoxal qu’en apparence, car la langue ou le langage, pour immatériels qu’ils soient, peuvent substituer aux corps ou aux objets utilisés habituellement la musique que les mots recèlent, ou celle du chant, du récitatif, de la déclamation. L’écrit peut contenir à son tour autre chose que des lettres et des mots, des signes ou des photographies, par exemple, qui, loin de l’illustrer, participent alors à la création poétique (on trouve dans Itinéraire plusieurs photographies d’Uta Langansky, la compagne du poète). Car le poème selon Thomas Kling est « le pillage de toutes les formes d’archives écrites depuis les premières techniques de grattage, les incisions sur des os et des pierres » (Itinéraire).

Thomas Kling est mort trop jeune pour connaître les poètes du XXIe siècle. Mais ses œuvres ont pris toute leur place dans cette longue chaîne de création qu’il a voulu arracher à la gangue du temps pour nous en rappeler l’éternelle actualité. Ces deux livres sur la poésie se comprennent aussi comme une invitation à aller découvrir celle de Thomas Kling, plus enracinée qu’on ne le croit dans la tradition, mais libérée de toute forme contraignante et attachée à la matière et à la musique des mots. « Renouer avec la tradition orale du poème narratif, c’est dire une parole inventant à mesure sa mémoire : entassements, écroulements, vertiges… », écrit en 1977 le poète français Gérard Macé (Les balcons de Babel). Il arrive donc vraiment que les grands esprits se rencontrent, et fassent ensemble un bout de chemin.

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