Manuel de résistance autochtone

L’histoire et les pensées de la Mohawk Warrior Society permettent de situer l’importance de ce mouvement dans l’histoire de la résistance autochtone d’Amérique, tout en dégageant une pensée d’une radicalité politique et sociale inspirante.


La Mohawk Warrior Society. Manuel pour la souveraineté et la résistance comprenant des œuvres choisies de Louis Karoniaktajeh Hall. Édité par Philippe Blouin (coord.), Matt Peterson, Malek Rasamny, Kahentinetha Rotiskarewake. L’Éclat, 320 p., 29 €


Ce manuel pour la souveraineté et la résistance est aussi une fenêtre ouverte sur une langue qui n’est pas morte, malgré tout ce qu’elle a subi. Les éditions canadiennes de la rue Dorion, coéditrices de cette version francophone, proposent d’entendre la prononciation des mots utilisés dans le livre à travers les enregistrements proposés par Kaniehtiio Horn, actrice ayant grandi dans la communauté kanien’kehá:ka (Mohawk) de Kahnawà:ke. Il semble impossible de lire ce texte sans en entendre la langue. Peut-être est-ce toujours le cas, mais toutes les langues et tous les peuples n’ont pas été laissés pour morts, pour reprendre les mots de Barney Bush, avant d’obliger leurs oppresseurs à les entendre de nouveau.

La Mohawk Warrior Society : manuel de résistance autochtone

Cette langue et ce peuple sont ceux qu’on appelle en anglais les Mohawks, souvent traduit par abus de langage comme Iroquois. Les Iroquois sont l’ensemble des Six-Nations, dont les Mohawks font partie. Ces derniers se nomment plus volontiers kanien’kehá:ka, peuple de la terre de silex. Avant l’invasion européenne, les kanien’kehá:ka habitaient un territoire à cheval sur la côte est des actuels Canada et États-Unis, les exposant ainsi précocement aux conséquences des conquêtes française, hollandaise, anglaise puis états-unienne. La France conserve le souvenir de Donnacona, chef Iroquois du Saint-Laurent ramené de force en 1534 devant François Ier par Jacques Cartier.

La souveraineté dont ce manuel se fait le défenseur est aussi celle qui repose sur une résistance dans l’histoire. Les kanien’kehá:ka qui parlent et écrivent ici réaffirment leur propre histoire contre celle faite par les colonisateurs, notamment en refusant les récits préhistoriques voulant que les premiers habitants du continent américain y soient parvenus par le « pont terrestre de Bering » il y a douze mille ans. Louis Karoniaktajeh Hall réfute dès 1979 ce qui se présente alors comme un consensus scientifique indubitable : l’Amérique est récemment humanisée, ses autochtones seraient moins autochtones que ceux des autres continents. « En ce qui nous concerne, nos ancêtres ont fait leurs débuts dans cette heureuse vallée, ici même sur la terre d’Onkwehón:wekeh (Amérique), tout comme les Blancs sont originaires de l’Europe, les Noirs de l’Afrique et les Asiatiques de l’Asie. […] Les scientifiques se cassent la tête pour justifier la présence des Blancs sur la terre des Rouges. » Les découvertes archéologiques plus récentes lui donnent raison.

Karoniaktajeh est un activiste et artiste connu internationalement pour avoir réalisé le drapeau de l’unité, que l’on trouve aujourd’hui comme symbole de résistance au Chiapas, dans le Rojava kurde ou dans tant de lieux où la souveraineté des peuples est remise en question. Le livre publie en les traduisant ses textes les plus célèbres, notamment le Manuel du guerrier de 1979. À cette date, le militantisme des kanien’kehá:ka atteint un paroxysme dans son histoire postérieure aux guerres de colonisation. En 1928, un groupe de jeunes Mohawks excédés par la répression canadienne – la principale réserve Mohawk est Kahnawà:ke, près de Montréal – décide de construire une nouvelle maison longue, la première de l’ère moderne, qui renoue avec l’organisation spatiale et sociale historique de leur peuple. Ces kanien’kehá:ka, connus alors pour être particulièrement actifs sur les chantiers de gratte-ciels, forment un groupe qui, à partir de 1957, décide, menés par Louis Diabo, de revenir sur leurs terres d’origine dans la vallée de la rivière Mohawk, aux États-Unis (état de New York), sans demander l’autorisation des autorités coloniales. C’est dans ce mélange de militantisme radical et d’affirmation culturelle forte que se forge l’activisme des décennies qui suivent, où Louis Karoniaktajeh Hall devient l’un des leaders du mouvement mohawk.

La Mohawk Warrior Society : manuel de résistance autochtone

Kaniehtiio Horn est arrêtée par la police lors de la crise d’Oka (1990) © Éditions de l’Éclat

La Mohawk Warrior Society, fondée au début des années 1970, est le fer de lance de ce mouvement, particulièrement important par l’ampleur de ses actions, radicales et souvent efficaces malgré les drames causés par la répression (la sanglante crise d’Oka de 1990). Pour qui s’intéresse aux résistances au colonialisme au cours de ces années, il constitue surtout un acteur autonome par rapport à l’American Indian Movement, mieux connu – par exemple grâce au livre fondamental de Peter Matthiessen, In the Spirit of Crazy Horse (1983), ou par certains films, comme le documentaire de Michael Apted produit par Robert Redford, Incident à Oglala (1992) [1]. Donner ces textes au lectorat francophone, c’est permettre de mieux comprendre la complexité et la richesse de cette histoire.

Celle-ci est ici présentée de manière orale, à travers quatre entretiens avec des personnages importants de la Mohawk Warrior Society. La priorité donnée à l’oralité n’est bien sûr pas neutre à propos d’une histoire tissée de manipulations autour de l’écrit, l’armée et le gouvernement états-unien ayant multiplié les signatures de traités dont les Iroquois (et bien d’autres nations) ne comprenaient pas le contenu écrit. Les kanien’kehá:ka qui s’expriment ici réaffirment d’ailleurs à plusieurs reprises cette méfiance autour de l’écrit, que le livre ne semble conjurer que par deux moyens : celui d’une proximité du coordinateur du livre, l’anthropologue québécois Philippe Blouin, avec les kanien’kehá:ka ; celui d’une approche de l’écrit comme instrument enregistreur et arme politique. D’où l’étonnement qui saisira sans doute le lecteur peu habitué à ce genre de textes, notamment ceux de Louis Karoniaktajeh Hall, qui manient avec virtuosité un nombre de registres étonnant : manifeste politique, programme social, discussions savantes voire religieuses, imprécations prophétiques, dérision, poésie. La réussite de cette édition tient à ce qu’elle conserve, malgré la traduction et la mise en page (littéralement), un lien avec l’oralité de cette pensée qui n’est pas qu’abstrait.

Philippe Blouin est pour beaucoup dans cette captation d’un mouvement qui ne peut se laisser enfermer dans l’écriture. Ce qui précède cette édition, ce sont des années de proximité et d’amitié avec les Mohawks qui interviennent dans ce livre, sa relecture, en quête d’une forme d’autorité sur ces mots qui ne trahisse pas les pensées qu’ils convoient. Ces pensées sont importantes, pour leur influence historique trop souvent ignorée – la Constitution des États-Unis s’inspire de la Constitution iroquoise – mais, au-delà et surtout, pour ce qu’elles portent de liberté politique et sociale.

La Mohawk Warrior Society : manuel de résistance autochtone

Le nouveau drapeau de la Mohawk Warrior Society © Éditions de l’Éclat

La question des combattants (warriors) qui constituent cette fameuse société permet de situer la combattivité à un endroit trop souvent caricaturé dans la réflexion occidentale sur la violence politique. Les guerriers ne sont pas les détenteurs du pouvoir politique, qui est confié aux femmes. Par ailleurs, leur responsabilité (au sens fort du mot) n’est pas d’exercer la violence combattante, mais bien d’assurer la bonne marche de la société. « Mais qu’est-ce qu’un guerrier ?, se demande Karhiio John Kane : Les hommes que j’ai côtoyés étaient des monteurs de charpentes, des anciens combattants, des joueurs de crosse, des artistes, des enseignants et des artisans. Ils étaient forts, intelligents et passionnés. Aucun n’était désespéré ou sans espoir. » Plus loin seulement, apparaît la dimension guerrière du statut de guerrier : « Nous avons combattu les forces de l’ordre ». Cette conception du combattant permet de penser une résistance radicale à l’oppression, non seulement en réaction aux agressions venues de l’extérieur, mais aussi en vue d’un projet politique autonome non viriliste ; en s’émancipant surtout des alternatives communes entre violence et non-violence, légalisme et illégalité, etc. Pour les guerriers qui parlent à travers ce livre, la non-violence n’était pas une option et la violence n’était pas une fin mais un moyen de résistance important.

Il y a dans cette figure du combattant quelque chose qui résiste à l’écrasement et à l’histoire, comme les wampums iroquois, ces colliers de perles transmis de génération en génération comme vecteurs de mémoire, monnaie d’échange, objets de culte, etc. La radicalité de cette pensée s’inscrit dans un espace et une temporalité, ceux de la conquête et de l’exploitation. Elle porte plus loin sa voix en incarnant des possibilités de résistance qui ne s’imaginent nulle part mais peuvent inspirer partout. Que les mots soient dits ou écrits, la Mohawk Warrior Society fait apparaître dans ce livre l’image d’un combat important, à l’endroit exact où se rejoignent ces histoires, ces radicalités, ces imaginaires et les êtres qui les portent.


  1. Comme le rappelle Philippe Blouin en introduction, les deux mouvements ne se recoupent pas non plus totalement. Sur la côte est, l’AIM est surtout actif dans les communautés habitant les métropoles, tandis que la Mohawk Warrior Society est particulièrement dynamique dans les réserves.

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