Se faire entendre et s’entraider

Par son livre-enquête, le journaliste Rémy Yang se fait le relais du combat d’une association des travailleuses du sexe du quartier de Belleville à Paris. Ce texte sans prétention ni sensationnalisme part à la rencontre de ces femmes, prend au sérieux le discours de ces réprouvées de nos rues et livre le récit glaçant de leurs vies fragiles sans cesse menacées – au cours de la seule année 2019, trois d’entre elles ont été assassinées.


Rémi Yang, Roses d’acier. Chronique d’un collectif de travailleuses du sexe chinoises. Marchialy, 208 p., 20 €


On peut difficilement dire qu’on ne les a jamais vues au métro Strasbourg-Saint-Denis ou, plus haut, au métro Belleville et sur le terre-plein central du boulevard de la Villette. On peut bien faire les tartuffes, on est vite rattrapé par notre lecture des journaux : dans les pages faits divers, des articles informent régulièrement sur les violences dont ces femmes chinoises sont victimes. On peut aussi dire que ces travailleuses du sexe constituent un monde à part, inconnu : ce serait vite oublier qu’en 2013 l’association Médecins du monde publia un rapport d’enquête sur ces travailleuses du sexe (TdS) confrontées aux violences, enquête qui s’inscrivait dans le programme de MdM Lotus Bus, créé en 2002. Dans l’esprit du Bus des femmes, avait été réalisée une enquête auprès de 86 femmes rencontrées sur le terrain.

Roses d’acier, de Rémi Yang : se faire entendre et s'entraider

Faire comme si on croisait pour la première fois leurs regards, ce serait aussi ignorer que des chercheuses en sciences sociales se sont intéressées à ces meurtries de la mondialisation, les ont écoutées, les ont fait connaître ; il faut lire par exemple l’entretien avec la sociologue Ting Chen, ou encore le récit de vie de Didi, « Femme et mère, entre le besoin et le désir ».

Rémy Yang n’écrit pas en sociologue ; il enquête, nous relate les difficultés qu’il a d’abord à entrer en contact avec l’association qu’elles ont créée pour se défendre et s’entraider. Ces difficultés tiennent à l’insécurité rencontrée par ce collectif de femmes qui cherchent à se faire entendre entre les sirènes des voitures de la police qui les harcèlent, les clients violents et leurs communautés qui les méprisent. Le point de départ du journaliste est cette violence dont elles sont victimes, qui s’incarne dans les meurtres de trois d’entre elles. Évitant le piège de la contre-enquête policière, Rémy Yang évoque rapidement l’assassinat de Yuan’é Hu dans un studio à dix minutes de Belleville, le 2 août 2012, et les articles de presse parus alors, pour basculer immédiatement dans la réponse collective qui s’organisa à travers et par l’association Les Roses d’Acier. À travers la rencontre d’un certain nombre de ses militantes et militants, ce sont les visages d’un empowerment que l’auteur dessine.

Il y a d’abord l’indifférence voire l’hostilité des riverains qui voient toujours d’un mauvais œil ces femmes, malgré plusieurs tentatives de sensibilisation des Roses d’Acier par des actions dans l’espace public (en 2015, par exemple, elles participent à la Fête de la musique). Cette « belle ville » ne l’était pour la majorité d’entre elles qu’en apparence. Il y a bien sûr encore et toujours cet ostracisme envers les travailleuses du sexe, et le combat pour la reconnaissance de droits, commencé à Lyon en 1975 ; Lilian Mathieu en a raconté l’histoire et Grisélidis Real en a rassemblé les archives. On voit comment cette association s’inscrit dans cette histoire, se l’approprie aussi. Car, et c’est le principal intérêt de son enquête, Rémi Yang relate les réunions régulières et les discussions qui s’y tiennent. Ces êtres silencieux y prennent la parole, se racontent, mais surtout donnent à entendre le quotidien d’une travailleuse du sexe immigrée, arrivée avec un visa de touriste. On y lit les rapports avec le pays quitté, la famille laissée, la manière dont chacune se débrouille matériellement et la constitution de « tantines » pour s’entraider. Entraide : le mot doit être entendu avec la plus grande intensité tant les solitudes et les hontes sont grandes.

Roses d’acier, de Rémi Yang : se faire entendre et s'entraider

Si le livre est parfois décousu, c’est aussi parce qu’il ne cherche jamais à faire de portrait type. Le récit est porté par les rencontres, par ces destins de femmes. Ainsi quitte-t-on Belleville pour le XIIIe arrondissement. Dans cette traversée, on comprend rapidement que les agressions dont sont victimes les travailleuses sont des moments de visibilité dont s’empare le Lotus Bus et Les Roses d’Acier. Porter plainte, constituer un réseau d’avocat.e.s, faire savoir ces violences pour non seulement être reconnues comme victimes mais aussi comme sujet social à part entière.

On lira, pour compléter cette enquête, l’article très documenté d’Hélène Le Bail dans la remarquable revue du GISTI, Plein droit, sur l’histoire de cette association communautaire. Un documentaire de Marianne Chargois, réalisatrice et elle-même travailleuse du sexe militante, Empower. Perspectives de travailleuses du sexe (2018), est aussi disponible en ligne.

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