Un grand poète brésilien

« Il est difficile de ne défendre, / qu’avec des mots, la vie. » L’Histoire officielle (qui n’est, presque toujours, qu’une histoire officieuse qui a triomphé) est faite de silence et, souvent, des malheurs et des tragédies que ce silence recouvre. Les épopées n’ont fréquemment voulu garder dans la mémoire collective que les seuls Vainqueurs ou les seuls Héros prétendus. Le Brésil, dont on sait désormais combien l’histoire entremêle larmes de sang et larmes de joie, eut au XXe siècle un immense poète-diplomate (très différent d’écriture et de tempérament de « nos » Claudel et autres Saint-John Perse) en la personne de João Cabral de Melo Neto (1920-1999) pour tenter de rendre justice à cette région de déserts, de pierre et de misère que fut le Nordeste.


João Cabral de Melo Neto, Mort et vie sévérine. Trad. du portugais (Brésil) et présenté par Mathieu Dosse. Chandeigne, 136 p., 18 €


Lorsque Euclides da Cunha chantait dans ses Hautes Terres (Os Sertões) l’épopée révolutionnaire des Canudos, la forme hybride de cette œuvre capitale du modernisme brésilien pouvait se placer sous le double patronage lyrique et épique de Jules Michelet et d’Élisée Reclus, en attendant qu’un Blaise Cendrars vînt y puiser l’inspiration. A contrario, l’épopée de Sévérino le migrant, dans ce récitatif polyphonique à la fois si humble et si architecturalement parfait qu’est Mort et vie sévérine, ne relève d’aucun patronage si ce n’est celui de la dignité humaine aux prises avec les affres de la destinée.

Mort et vie sévérine, de João Cabral de Melo Neto

João Cabral de Melo Neto © Éditions Chandeigne

Dans le poème de João Cabral de Melo Neto (1), la mort possède toutes les Seigneuries : « Ici la mort est telle / qu’il n’est possible de travailler / que dans les métiers qui font / de la mort office ou bazar ». Il n’y a qu’elle, partout, et ses « plantations », et ses « choses de non : / faim, soif, privation ». L’odyssée de Sévérino le migrant ne lui permet de rencontrer pendant longtemps que des corps efflanqués, amaigris, faméliques ; des sécheresses mortelles ; des pierres tranchantes et, surplombant le tout, « le sec couteau solaire » (seca faca solar). Nul refuge dans ce périple, nul abri dans ces paysages de désolation et nulle fin non plus, sinon celle de « cette mort dont on meurt / de vieillesse avant trente ans, / d’embuscade avant vingt ans / de faim un peu chaque jour ». La sueur est ce linceul qui recouvre les pauvres travailleurs chaque jour oubliés de Dieu et les migrants permanents dont fait partie Sévérino le protagoniste, en route pour la Ville de Recife, dépositaire de tous ses espoirs.

Ce majestueux poème, comme un chapelet ou un rosaire, suit donc la marche et le « fil » de vie de Sévérino au long du fleuve Capibaribe, en l’accompagnant discrètement de sa cadence si travaillée et de cette versification toute cabralienne qui n’a pas son pareil. Que l’on en juge par cette métrique audacieuse qui tisse des anaphores comme autant de rets tantôt protecteurs, tantôt emplis de terreur (« – Dentro da rede não vinha nada (Dans le hamac, il n’y avait rien),/ só tua espiga debulhada (que ton épi égrainé)./ […] – Dentro da rede coisa vasqueira (Dans le hamac, chose écœurante),/ só a maçaroca banguela (rien que l’épi édenté)./ – Dentro da rede coisa pouca (Dans le hamac, peu de choses), / tua vida que deu sem soca (ta vie, qui n’a donné qu’une seule récolte) »), et fait se dérouler des rimes dans d’insondables refrains qui appellent autant la haute mer que les chants des veillées : « E, deixo o subúrbio dos indigentes (Oui, je laisse le faubourg des indigents)/onde se enterra toda essa gente (où on enterre tous ces gens)/ que o rio afoga na preamar (que le fleuve noie à marée haute)/ e sufoca na baixa-mar (et suffoque à marée basse) […]. E a gente dos enterros gratuitos (Ce sont les gens aux enterrements gratuits)/ e dos defuntos ininterruptos (et aux défunts ininterrompus) ». On perçoit également ici le travail du traducteur qui s’est efforcé de rendre, dans la mesure où une telle tâche est réalisable, la musique cabralienne, savante et populaire, qui fait se rejoindre la rigueur de l’art et la liberté de l’invention.

Mort et vie sévérine, de João Cabral de Melo Neto

Le Rio Capibaribe à Recife (2017) © CC2.0/Lucíola Correia/Flickr

Mort et vie sévérine s’apparente, d’une certaine façon, à une version versifiée des Vies arides de Graciliano Ramos (livre également traduit en français par Mathieu Dosse). Quoique dans des registres différents, Cabral de Melo Neto et Graciliano Ramos possèdent le même talent narratif « sans rien en lui qui pèse ou qui pose », la même brièveté dense et universelle, le même art de mise en scène qui permet toutes les fraternités et toutes les sympathies. Dans la forme poétique élue par Cabral de Melo Neto, les vers servent à la fois de bornes, pour ne pas dire de parois, contre lesquelles viennent buter les Sévérino de toutes sortes et de tous âges (archétypalement fondus en un même Ur-personnage), et aussi de garde-fous contre la folie, la misère et l’impuissance partout répandues comme une peste. Rarement, comme dans Mort et vie sévérine, la mort aura été mieux jouée et déjouée (le théâtre médiéval occupant une place considérable dans la poétique cabralienne) selon un Cycle qui va de l’Ecclésiaste aux Psaumes, sans oublier les Proverbes de Salomon. Tout se passe comme si Cabral de Melo Neto avait réussi à rendre compte dans ses vers de la nature toujours fluante et refluante de la vie et de la mort.

Chez le poète du Pernambouc et pour l’emblématique Sévérino, la mort, parfois même volontaire, semble une issue à toutes les souffrances du pauvre peuple nordestin si dénué de tout. En effet, se jeter dans le fleuve, « hors du pont et de la vie » (« saltar, numa noite,/ fora da ponte et da vida ») représente, pour Sévérino, dans un moment de désespérance, l’ultime recours face au désastre de son existence déplacée, violentée, sans secours. Mais là où chez un Graciliano Ramos la tragédie gagnait irrémédiablement toute la scène, João Cabral de Melo Neto fait, suivant une immémoriale tradition chrétienne qu’il revisite, de la naissance du fils du Charpentier (O Carpina), auquel Sévérino confie toutes les amertumes de son existence, l’événement qui, s’il ne rachète pas toute une vie, lui confère un sens, une joie, une destination, qu’elle ne pensait plus jamais avoir.

Mort et vie sévérine, de João Cabral de Melo Neto

Tout lecteur ou toute lectrice de ce grand poème universel devrait avoir à l’esprit, à l’orée d’une lecture si rare, tout ce qu’elle représente à la fois pour le Brésil d’hier et pour le Brésil de demain comme donation infinie d’espérance ; comme grimoire ouvert de toutes ces mémoires toujours possibles parce que porteuses d’incarnation à venir ; comme témoin de ce que peuvent la beauté et le courage d’un être solitaire quand il décide de s’emparer de la vie de son peuple et de ses gens, afin de les élever à cette hauteur qui ouvre le temps et qui a pour nom postérité. Considérons donc ce poème comme il nous considère nous-mêmes, toutes et tous autant que nous sommes et serons, à savoir comme autant d’astres dont ne saurait mourir la lumière. Cabral, supplantant son ancien homonyme, nous aura redonné tout un nouveau continent à habiter et à chérir, d’une neuve « explosion de vie sévérine ».


  1. 1. « Il a su réunir une espèce de régionalisme nordestin et un admirable hermétisme personnel », écrit Otto Maria Carpeaux, le grand critique de A História da literatura ocidental, à propos de João Cabral de Melo Neto.
Traductions de João Cabral de Melo Neto disponibles en français : Poèmes choisis, traduction du portugais de Mathieu Dosse, Gallimard, 2022 ; La poésie du Brésil, traductions de Max de Carvalho et Patrick Quillier (p. 1191-1235), Chandeigne, 2012.

Tous les articles du numéro 170 d’En attendant Nadeau