Ce qui se transmet se transforme

Pour celles et ceux qui en avaient les moyens, le « temps » du confinement fut en partie consacré à la réflexion et tourné vers la correspondance. Celle qu’ont entretenue l’archéologue Laurent Olivier et la spécialiste de littérature médiévale Mireille Séguy est manifestement issue de ce « temps » passé à réfléchir aux temporalités du passé et des savoirs dont il est la matière.


Laurent Olivier et Mireille Séguy, Le passé est un événement. Correspondances de l’archéologie et de la littérature. Macula, 156 p., 16 €


Dès l’abord, les deux auteurs attribuent en effet à cette réflexivité une valeur définitoire en écrivant que « le passé informe le présent, où il continue d’exister. Et le présent informe le passé, qu’il construit en le mettant au jour ». Cette « contignuité » temporelle, pour citer le néologisme forgé dans un autre contexte par l’historien Michael Gubser, trouve dans Le passé est un événement son équivalent dans la « transformission » qu’a inventée Gérard Chouquer et que Laurent Olivier reprend à son compte afin de rendre compte de « ce qui se transmet tout en se transformant ».

Le passé est un événement, de Laurent Olivier et Mireille Séguy

Coupe stratigraphique du site d’atelier de saunier de la Digue à Marsal, Moselle. (Photographie : Jean-Paul Bertaux)

Car, du point de vue de l’archéologue, tout, y compris « l’acte même de créer un pot », relève d’« un acte de transmission mémorielle ». Élaboré, il pourrait tenir de la « mémoriade », hasarde-t-il, et correspondre dans le domaine littéraire (puisque tel est l’enjeu de ce genre hybride que serait l’essai épistolaire) à cette « variance » ou à cette « “mouvance” mémorielle médiévale » qu’étudie quant à elle Murielle Séguy à travers, par exemple, les différentes versions du Conte du graal. Aussi « le temps des objets archéologiques », explique Laurent Olivier, se distingue-t-il « du temps calendaire » pour ressortir au « temps morphologique ». Cette morphologie du temps des artefacts et des actions humaines dont ils sont les résultats s’appréhende, aux yeux des deux chercheurs, sous les formes complémentaires de la distance, estimée en durée, et de la latence, s’exprimant en strates.

Des déclinaisons un peu abstraites à défaut d’un cas concret, comme celui que rapporte Laurent Olivier. Un chantier de fouilles auquel il a participé en Lorraine a permis d’exhumer une activité saunière que les Celtes puis les Gaulois ont poursuivie à grande échelle plusieurs siècles durant. Les déchets générés par cette exploitation ont progressivement obstrué les sources salées et transformé le paysage en marécages qui n’ont cessé de s’étendre longtemps après l’abandon des extractions à l’arrivée des Romains. Lorsque à l’époque moderne la possibilité de les assécher se présenta, on jugea plus utile de les conserver en l’état puisqu’ils formaient désormais, aux frontières du royaume, un obstacle « naturel ».

Le passé est un événement, de Laurent Olivier et Mireille Séguy

Une création « mathématique » : la phalère de Cuperly, Marne ; bronze ajouré, IVe siècle av. J.-C. Saint-Germain-en-Laye, musée d’Archéologie nationale. (Photographie : Valorie Gô)

Un choix pourtant fatal aux habitants des environs qui y mouraient aussi bien de froid, par manque de bois de chauffage, que de la « fièvre des marais » jusqu’à ce que des révoltes éclatent peu avant la révolution française. « Ainsi donc, écrit l’archéologue, une perturbation introduite dans l’environnement au VIe siècle avant notre ère produit une transformation à retardement du paysage qui atteint son apogée vingt-cinq siècles plus tard et contribue à provoquer une crise sociale près de deux millénaires et demi après… »

En faisant droit à ce « temps morphologique », en documentant les phénomènes de « transformission » qui ont modifié un espace localisé, l’archéologie est capable d’établir entre des événements historiques extraordinairement éloignés un lien de « contignuité » sans recourir pour autant aux notions d’intentionnalité et de causalité que disqualifient de toute façon celles de distance et de latence. Dans ce que Mireille Séguy perçoit elle aussi comme « un processus d’accrétion » se trouve du même coup remis en cause « l’un des grands paradigmes fondateurs sur lesquels repose l’archéologie », selon lequel, écrit Laurent Olivier, « ces restes anciens nous enseignent quelque chose de l’identité propre du passé dont ils sont issus » ; un paradigme que partage l’histoire de l’art, ajoute-t-il, l’une et l’autre discipline ayant hérité de Winckelmann sur ce point.

Le passé est un événement, de Laurent Olivier et Mireille Séguy

Un chevalier mis en difficulté par un escargot, en marge des « Smithfield Decretals », début du XIVe siècle, Royal Ms 10 E IV, f° 107r. Londres, British Library

Or, s’il en était ainsi, si l’on se prenait à croire en une histoire qui n’aurait « jamais été ni transformée ni travestie, il faudrait chercher une histoire qui n’ait jamais eu de suite ; c’est-à-dire qui n’ait jamais commencé : une anti-histoire, en somme », soutient Laurent Olivier, qui, à ce stade de sa démonstration, opère, sur son trope géologique, un retournement pour le moins radical. Délaissant tout à coup sa petite truelle et son pinceau fin, l’archéologue répond à la sommation nietzschéenne de faire de la philosophie « à coups de marteau » en enjoignant à ses collègues d’attaquer avec lui « nos disciplines à la masse, pour en faire tomber toutes les croûtes et autres concrétions qui se sont accumulées sur nos objets d’étude, et les ont finalement rendus méconnaissables ».

On sourit d’abord à l’idée que le vénérable conservateur des collections celtes et gauloises du musée de Saint-Germain-en-Laye soit littéralement en train de craquer, ou même qu’il songe sérieusement à mettre ses menaces à exécution. Mais l’on comprend aussitôt que la fissure que son discours fait bel et bien apparaître concerne avant tout sa posture de savant qui sent, avec le temps, le temps de la réflexion, d’une manière personnelle qui ne cesse pas pour cela d’être une manière scientifique, que sa position a elle-même ceci d’historique qu’elle doit se transformer pour pouvoir se transmettre, que l’exigence de se libérer du poids du monde pour porter celui de l’histoire n’est plus viable, tout en sachant pertinemment que renoncer, par les temps qui courent, à faire œuvre de savant n’est pas non plus une option envisageable.

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