La mémoire vive du Goulag

Les éditions des Syrtes poursuivent leur importante entreprise d’édition de l’intégralité des récits du Goulag de Gueorgui Demidov (1908-1987), brillant physicien arrêté en 1938 au moment de la Grande Terreur et qui a passé quatorze années dans les camps de la Kolyma, où il a fait la rencontre de Varlam Chalamov. Après leur libération, les deux auteurs ont correspondu et constaté leurs divergences de vues littéraires. À la différence du premier volume, auquel En attendant Nadeau a consacré déjà un article détaillé, il s’agit cette fois de textes inédits en Français, dont Luba Jurgenson et Nicolas Werth se sont réparti la traduction. En Russie, ce volume avait été publié bien après la mort de l’auteur, en 2010, par un éditeur spécialisé dans la publication des écrits des anciens détenus des camps. La publication en français de ce deuxième volume confirme la qualité littéraire et la force testimoniale de l’œuvre de Demidov.


Gueorgui Demidov, L’amour derrière les barbelés. Récits du Goulag. Trad. du russe par Luba Jurgenson et Nicolas Werth, Éditions des Syrtes, 408 p., 23 €


Les cinq récits de ce volume mettent en lumière de vastes pans de l’histoire du Goulag, depuis la fin des années 1930 jusqu’à la mort de Staline. Le premier récit donne à percevoir l’entrée en guerre de 1941 du point de vue des détenus du camp agricole de Galagannykh, qui s’interrogent sur le sort qui les attend et s’imaginent même se porter volontaires pour combattre. Malgré le signal encourageant du discours de Staline commençant par « frères et sœurs », ils ne tardent pas à déchanter : la Kolyma est déclarée « région de réserve », et la direction de leur camp a reçu l’ordre de transférer les détenus politiques dans un camp minier, par crainte d’une insurrection en cas de débarquement japonais. Dans la nouvelle « Tue l’allemand ! », deux collégiens d’un village de la Kolyma, galvanisés par la propagande de guerre, souhaitent accomplir à leur tour un acte de bravoure.

L’amour derrière les barbelés, de Gueorgui Demidov

Ivan Sukhanov, « Cuisine du camp. Temirtaou » (1936)­­ © SIEC Memorial

Loin de se centrer uniquement sur les victimes de la Grande Terreur de 1937-1938 dont il fait partie, Demidov donne à travers ses personnages une image des très nombreuses vagues d’arrestations qui ont marqué l’époque stalinienne : on croise des paysans ukrainiens dékoulakisés, un Allemand de Sibérie arrêté à cause de son origine ethnique, un biologiste qui a eu le malheur de ne pas suivre avec enthousiasme les dogmes imposés par Staline et Lyssenko après la guerre. Dans « La décembriste », le scientifique qu’est Demidov évoque avec ironie les rouages de l’interventionnisme stalinien dans la science, lequel considère la théorie des chromosomes comme fasciste par nature. Lyssenko prononce un rapport dénonçant la notion de gène comme un mythe néfaste : « pour les vrais savants, ce fut comme si l’auteur de cette communication leur avait proposé de déclarer que la Terre était plate. Mais ils ne furent pas nombreux à le contredire. Car Lyssenko était un prophète sinon de Dieu, du moins du Guide démiurge qui ne pouvait pas se tromper ».

Aux détenus de droit commun, Demidov consacre un récit intitulé « La chevalière », qui évoque les amours de Ninka-Verse-ta-Larme et du voleur Guireï. Jouant sur la tradition littéraire russe de l’otcherk (un court récit qui prétend avoir une valeur documentaire), le texte propose une analyse de l’univers social de la criminalité. Lorsqu’il indique que son personnage est le fils d’un directeur de magasin bien établi de la NEP, le narrateur observe savamment : « l’étude de la sociogenèse n’a pas encore permis de comprendre comment naissent et se construisent les barrières éthiques. On ne sait toujours pas pourquoi il arrive qu’un adolescent élevé dans des conditions relativement normales n’assimile pas les tabous sans lesquels un individu devient antisocial ». Contrairement à son camarade de détention et d’écriture Chalamov, qui dans la section de ses Récits de la Kolyma intitulée « Essais sur le monde du crime » entend anéantir une fois pour toutes l’aura romantique qui entoure le monde de la criminalité, Demidov n’hésite pas à jouer sur le romanesque de l’aventure en contant la tentative d’évasion rocambolesque de Guireï sur les blocs de glace du fleuve Tovouï.

L’amour derrière les barbelés, de Gueorgui Demidov

Alla Vasilieva, « Portrait d’une femme géorgienne » (1938-1943) © SIEC Memorial

Le titre de ce volume, « L’amour derrière les barbelés », constitue la gageure surprenante d’évoquer l’amour au Goulag. Il faut dire que, dans les camps mixtes comme celui de Galagannykh, les liaisons entre détenus sont interdites par les autorités et peuvent conduire à un camp minier beaucoup plus dur. « La faim sexuelle serait une grande calamité pour les détenus si elle n’était pas coupée par les traumatismes psychologiques qui accompagnent généralement la réclusion, la faim à proprement parler et un travail épuisant. Tous ces éléments réunis peuvent conduire un homme dans la force de l’âge à rejeter toute idée d’une relation avec une femme, comme un malade l’idée même de s’alimenter ». Dans « Au croisement des routes de l’esclavage », le très beau récit qui ouvre le recueil, et le seul écrit à la première personne, c’est justement le cas du narrateur, jusqu’à ce qu’il recouvre le langage de la tendresse et du désir dans un moment hors du temps où hommes et femmes séjournent sans escorte pour faire les foins sur les îles du fleuve Tovouï. D’autres récits évoquent des célibataires de la science ou du banditisme confrontés au désir féminin.

L’amour derrière les barbelés, de Gueorgui Demidov

Mikhail Roudakov, « Zek réparant un gant » (1949-1954) © SIEC Memorial

Comme dans le premier volume, la construction du récit et des personnages est de facture assez traditionnelle, dans la lignée des romanciers du XIXe siècle. L’écriture manifeste sans cesse le plaisir du récit et de l’affabulation, même si le premier récit a sans doute une dimension autobiographique forte. Le narrateur se montre du reste fort bienveillant envers la mythomanie de Ninka Verse-Ta-Larme ou du collégien Kostia. Quatorze années de camp n’auront pas non plus fait perdre à Demidov son sens de l’humour. Même dans la dernière nouvelle, qui nous mène dans le dernier cercle de l’enfer de la Kolyma, celui du camp minier, la discussion des détenus roule plaisamment sur Les âmes mortes ou sur Shakespeare.Demidov ne partage pas la radicalité littéraire d’un Chalamov, qui affirme que le roman est mort et qu’il faut se mettre en quête d’une « nouvelle prose », mais on sait infiniment gré à Luba Jurgenson et Nicolas Werth de faire découvrir cette œuvre riche et importante, au terme d’un long chemin, puisque tous ces textes, saisis par le KGB en 1980, n’ont pu paraître qu’après la mort de leur auteur.

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