Les mathématiques s’écrivent aussi

Archives et manuscrits (11)

On considère souvent les mathématiques comme abstraites, immatérielles, atemporelles même, et les textes mathématiques comme n’en étant que la trace. Pourtant, un.e mathématicien.ne qui réfléchit, très souvent, réfléchit en écrivant, donnant ainsi aux savoirs mathématiques une matérialité que l’on tend à oublier tant on pense à leur objectivité. L’histoire des mathématiques a d’ailleurs montré que tout ce qui est écrit (et tout ce qui est lu) en mathématiques l’est avec des ancrages temporels et socio-culturels, qui en infléchissent et en déterminent la forme comme le contenu et, réciproquement, que les savoir mathématiques s’élaborent au sein même des textes. Ce nouvel épisode de notre chronique Archives et manuscrits (en partenariat avec l’ITEM) se penche sur les écrits du mathématicien allemand Richard Dedekind (1831-1916).

Du point de vue de la fabrication des mathématiques, l’étude des brouillons des mathématiciens apporte de nombreux éléments précieux, en montrant des mathématiques vivantes, en train de se faire, en train de s’écrire, et en éclairant des zones cachées du travail mathématique : les calculs, la formation des notations, ou encore le réglage fin des terminologies et un ajustement précis des textes qui n’a rien à envier à la littérature.

Les archives de Richard Dedekind (1831-1916), conservées à la Niedersächsische Staats-und Universitätsbibliothek de Göttingen, sont très riches à cet égard. On y trouve notamment des traces de discussions autour de la traduction de l’un de ses textes vers le français, avec des brouillons de l’original, et un certain nombre de corrections de la traduction même : des allers-retours sur des éléments de vocabulaire loin d’être innocents qui modifient significativement le texte.

Dedekind a consacré la plupart de ses travaux à la théorie des nombres, à l’algèbre et aux fondements des mathématiques. L’une de ses contributions les plus importantes est l’introduction de concepts devenus centraux pour l’algèbre moderne, au cours de recherches en théorie des nombres, et plus précisément sur la théorie des nombres algébriques. Il a publié quatre versions de sa théorie des nombres algébriques entre 1871 et 1894, dont une en français, traduite par Jules Houël (1823-1886), en cinq parties dans le Bulletin des Sciences astronomiques et mathématiques en 1876-1877 (chaque version est une refonte de la précédente, sauf la version de 1879 qui est essentiellement une version allemande du texte publié en français).

Fondé en 1869 par Gaston Darboux et Jules Houël, le Bulletin des Sciences astronomiques et mathématiques avait pour but de rendre compte des travaux récents publiés en France et à l’étranger, avec l’intention explicite de stimuler la recherche française. Dans cette optique, un certain nombre de traductions de travaux étrangers y étaient publiées. En 1876, Darboux et Hoüel expriment leur intérêt pour la publication d’une traduction française de la théorie des nombres algébriques de Dedekind. S’engage alors une correspondance entre Dedekind et Hoüel. Les lettres envoyées par Hoüel entre le 1er octobre 1876 et le 10 mai 1877 se trouvent dans les archives de Dedekind (Cod. Ms. Dedekind, XIV 32) et semblent ne constituer qu’une partie de leurs échanges puisqu’elles ne discutent pas du dernier chapitre du travail de Dedekind [1]. Dans sa première lettre, Hoüel invite Dedekind à corriger, s’il le souhaite, les épreuves de sa traduction. Dedekind ne s’en prive pas, du moins pour les premiers chapitres, pour lesquels nous disposons des documents (Cod. Ms. Dedekind III 6 ; à ma connaissance, il n’y a pas d’équivalent dans les archives de Hoüel). Les archives montrent bien que Dedekind a pris une part très active dans la traduction de son texte, et pas seulement en corrigeant les erreurs typographiques introduites par les difficultés de Hoüel à lire la typographie allemande [2], mais bien en ajustant, avec une précision remarquable, le vocabulaire même.

Archives et manuscrits : dans les écrits de Richard Dedekind

Première page des remarques de Dedekind sur la traduction de Hoüel de l’Introduction de sa Théorie des nombres entiers algébriques (Cod. Ms. Dedekind, III 6, 89r)

La traduction du vocabulaire technique se fait sans encombre, l’article de Dedekind reposant sur des notions connues qu’il généralise ou des concepts dont le nom est emprunté au langage courant (idéal, corps, ordre, par exemple). Dans les archives disponibles, le seul point sensible se situe dans la traduction de « wirklichen Zahlen » et de « wirklich vorhandenen Zahlen », que l’on peut traduire littéralement par « nombres vraiment existants » (en opposition aux nombres « idéaux », dont la définition vous est épargnée ici), et que Hoüel traduit d’abord – nous disent les notes de Dedekind – par « nombres réels ». Or un « nombre réel » est un concept déjà bien défini en 1877, qui n’est certainement pas ce que désignent les « nombres existants » de Dedekind. Celui-ci propose de parler de nombres « existants » ou « bien », « bonnement » ou « vraiment existants ». Hoüel opte pour « nombres réellement existants ».

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Ajout d’une phrase contenant des propositions de traduction par Dedekind (Cod. Ms. Dedekind III 6, p. 89v-90r)

Archives et manuscrits : dans les écrits de Richard Dedekind

Une des corrections de Dedekind pour remplacer « réel » par « existant » (Cod. Ms. Dedekind III 6, p. 90v)

Les corrections que propose Dedekind s’appliquent le plus souvent à des expressions du vocabulaire non technique fondamentales pour la structure et l’interprétation du texte, et portant un sens épistémologique fort, auquel il est notoirement sensible. Par exemple, il est très important en mathématiques d’identifier la « bonne » définition d’un concept. De fait, identifier la meilleure définition pour le concept d’idéal, central ici, a été crucial pour Dedekind. Aussi, lorsque Hoüel propose d’appeler « principe » ce que Dedekind a identifié comme la définition de son concept d’idéal, Dedekind le corrige.

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Correction de Dedekind pour remplacer « principe » par « définition » (Cod. Ms. Dedekind III 6, p. 90v)

Archives et manuscrits : dans les écrits de Richard Dedekind

Version publiée du texte, p. 287

Mentionnons que le texte original de Dedekind ne fait pas mention du terme « définition » (Erklärung) (ou d’un équivalent de « principe ») mais dit seulement : « Cette constatation m’a conduit naturellement à fonder toute la théorie des nombres du domaine 𝔬 sur le concept fondamental simple suivant, entièrement délivré de toute obscurité et de l’admission des nombres idéaux… ». Dedekind a donc accepté l’inflexion donnée par Hoüel, tout en corrigeant là où cela lui semblait nécessaire.

Le choix de Hoüel de parler de « fonder sur » un principe ou une définition plutôt que sur un « concept fondamental » n’est peut-être motivé que par le désir d’éviter la répétition lourde des mots « fonder » et « fondamental ». Dedekind lui-même n’est pas insensible à ce type d’argument, même en français, puisqu’il fait ailleurs la remarque suivante à Hoüel (6) : « Plutôt que « par suite devront », je préférerais « par suite pourront », mais il se peut que cela sonne trop mal à cause du nouveau « pourront » qui suit immédiatement. »

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Correction de Dedekind pour remplacer « devront » par « pourront » (Cod. Ms. Dedekind III 6, p. 87v)

Mais pouvoir et devoir ont des sens très différents en mathématiques (comme ailleurs). C’est une subtilité (certainement bien connue des mathématicien.ne.s) qui revient à plusieurs reprises et sur laquelle Dedekind lui-même semble hésiter. On voit, par exemple, que, dans le brouillon de son texte, il introduit d’abord l’une des propriétés des idéaux par les mots : « il en résulte que », qu’il corrige en « cela justifie le fait que ». Dans sa traduction, Hoüel avait écrit « on est en droit de », que Dedekind corrige en « on est conduit à », revenant ainsi sur sa propre correction.

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Brouillon de l’original de Dedekind montrant les corrections (Cod. Ms. Dedekind III 6, p. 79r)

Archives et manuscrits : dans les écrits de Richard Dedekind

Correction de Dedekind pour remplacer « on est en droit » par « on est conduit » (Cod. Ms. Dedekind III 6, p. 90v)

L’étude des manuscrits originaux, notamment dans le cas d’une traduction, peut aussi nous aider à éviter quelques excès d’interprétation. Par exemple, Dedekind avait modifié, dans son brouillon, une utilisation du terme « Arithmetik » en « Theorie der Zahlen ». Hoüel traduit par « arithmologie », ce que Dedekind veut (à nouveau) corriger en « théorie des nombres ». Hoüel semble l’avoir omis – peut-être un simple oubli, du moins la correspondance ne l’évoque pas – car c’est « arithmologie » qui est publié. Or la différence entre les deux termes, pour Dedekind, et par extension pour certains commentaires (dont ceux de l’autrice de cette chronique), est assez significative et, ici, perdue.

L’attention de Dedekind à la terminologie, que l’on retrouve dans nombre de ses brouillons, est remarquable et confirme, s’il le fallait, l’importance d’une approche génétique dans l’interprétation des écrits mathématiques. Non moins que les écrits littéraires, ils s’écrivent en effet dans des langues et sur des supports que l’abstraction de leur contenu ne doit pas nous faire oublier.


  1. J’ai n’ai pas pu localiser les lettres envoyées par Dedekind, mais il avait gardé un certain nombre des brouillons de ces lettres, qui sont également conservés à Göttingen (Cod. Ms. Dedekind 13-17).
  2. Dedekind utilise en effet beaucoup de lettres en écriture gothique allemande, et la typographie est importante en ce qu’elle permet de distinguer entre certains concepts.
Emmylou Haffner est docteure en histoire et philosophie des mathématiques.

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