Un prisonnier allemand en Amérique

Dès 1949, le roman Les vaincus de Hans Werner Richter montrait la surprenante persistance de l’idéologie national-socialiste chez bon nombre des quelque 400 000 soldats allemands détenus aux États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale. Plus récemment, Daniel Costelle est revenu avec Prisonniers nazis en Amérique sur l’entêtement aveugle de ces fanatiques jusqu’au-boutistes, sur l’ascendant qu’ils prirent parfois dans les camps au vu et au su de l’administration sur la masse de ceux qui s’accommodaient de leur sort en attendant la fin de la guerre. Dans Cette autre vie, son deuxième roman, Hannes Köhler dépeint le quotidien du soldat Franz Schneider, en butte avec ses amis à la hargne de ses codétenus nazis. Par surcroît, l’histoire de ce soldat permet d’offrir une image de l’Allemagne contemporaine à travers trois générations d’une même famille.


Hannes Köhler, Cette autre vie. Trad. de l’allemand par Justine Coquel. Actes Sud, coll. « Lettres allemandes », 384 p., 23,50 €


Après un court prologue où l’on assiste à sa capture en Normandie, Franz Schneider se retrouve soixante-dix ans plus tard dans un avion en compagnie de son petit-fils, Martin. Destination : l’Amérique, sur les traces de son passé. Une histoire familiale, donc, plus ou moins autobiographique, dans laquelle les souvenirs se transmettraient d’une génération à une autre ? Pas vraiment. Si le roman est inspiré à son auteur par la vie d’un grand-oncle qui fut en effet captif en Amérique, Köhler n’a connu ce lointain parent qu’à travers des récits familiaux incomplets, mais suffisants toutefois pour inciter un jeune écrivain à partir à la recherche de témoignages, et à écrire un roman plutôt qu’une biographie ou un biopic. Un séjour de deux mois aux États-Unis lui a permis de visiter les lieux où fut détenu son grand-oncle, d’en humer l’air et de parfaire sa documentation.

Cette autre vie, le deuxième roman de Hannes Köhler

Des soldats allemands faits prisonniers par la 82e division aéroportée de l’armée américaine, en Belgique (hiver 1944-1945) © CC0/U.S. National Archives and Records Administration/WikiCommons

La place du grand-oncle est donc prise dans le récit par Franz Schneider, père d’une fille nommée Barbara et grand-père de Martin. Comme son modèle, Franz a été mineur de fond avant que la Wehrmacht ne fasse de lui ce guerrier qui échouera derrière des barbelés américains à moins de vingt ans et s’y heurtera aux nazis exaltés. Le héros de Hannes Köhler voit aussi miroiter la possibilité d’une nouvelle vie après la guerre, incarnée par une jeune femme avec qui il est censé avoir correspondu longtemps et dont le roman contient quelques lettres supposées.

Écrit d’une plume alerte, le récit du narrateur est entrecoupé de dialogues que l’auteur (et donc sa traductrice) cherche à couler au mieux dans la langue de l’époque, ou plutôt des époques, car les moments narratifs alternent entre les scènes actuelles (génération de Martin), celles des années 1960 (génération de Barbara), celles qui se passent avant la guerre dans la famille de Franz, et surtout celles qui sont dédiées aux années américaines. Écrits au présent, tous ces dialogues font avancer l’intrigue comme si le temps ne faisait que se dilater sans jamais effacer le passé ; comme si les personnages, au fur et à mesure de leurs rencontres et de leurs déplacements, se rapprochaient progressivement, au point de devenir enfin la famille que les événements relatés les avaient empêchés d’être.

Outre l’épisode américain qui retrace longuement les relations des prisonniers entre eux et avec leurs gardiens, une place importante revient à l’Allemagne d’après-guerre, où les pères, encore sous l’emprise des années de sang, reportent parfois leur violence sur leurs femmes et leurs enfants, ou se murent dans le silence. L’Allemagne des années 1950 où ceux qui, comme Franz, travaillent pour les autorités d’occupation passent pour des traîtres ; mais aussi celle des années 1960, de la manifestation tragique contre la visite du shah d’Iran (juin 1967), qui se solde par la mort de l’étudiant Benno Ohnesorg ; celle où les défilés contre la guerre du Vietnam et contre « l’impérialisme » américain déclenchent la colère de ceux qui, comme Franz, remercient les États-Unis d’avoir empêché la victoire du nazisme en Europe.

Cette autre vie, le deuxième roman de Hannes Köhler

Dans une interview à la radio allemande, Hannes Köhler explique comment le personnage de la mère, Barbara, lui a permis d’assurer le lien narratif entre les époques, de compléter le duo formé par le grand-père et son petit-fils et de réaliser ainsi la superposition progressive de trois histoires qui se déroulent à trois moments différents. « Je me demande […] si tu n’es pas en train de projeter ton histoire sur moi », dit par exemple Martin à son grand-père : le roman prend alors une inflexion psychologique, s’aventurant à jouer sur les ressemblances ou l’atavisme familial. Car Franz, Barbara et Martin ont connu ou connaissent tous trois des vies de couples et des paternités compliquées, entre lesquelles s’établissent des parallèles par-delà le temps.

Cette alternance brutale des époques et des personnages implique un effort du lecteur, et, pour soutenir ce programme ambitieux, on trouve une abondance de détails qui donnent vie au récit, au risque de paraître superflus lorsqu’ils n’ont pas de réelle fonction dans la narration. On y trouve par contre d’heureuses trouvailles : ainsi Franz possède-t-il une collection de cailloux ramassés dans tous les endroits qui ont scellé son destin, de la terre du Cotentin à celle du Texas. À chaque fois, comme pour garder définitivement la mémoire de ce qu’il a vécu, il les met en bouche et les goûte comme on goûterait un bon vin : « C’est donc ça, le goût de la Normandie », dit-il par exemple. Ensuite, il les conserve pieusement dans un bocal : pour chaque pierre, un souvenir, doux ou amer.

Cette autre vie, le deuxième roman de Hannes Köhler

Hannes Köhler © Gerald von Foris

Une autre heureuse trouvaille ne laisse pas d’intriguer : le grand-père a un doigt sectionné, détail qui impressionne d’autant plus que les versions qu’il a données à la famille ont tellement varié que Barbara affirme avoir « toujours eu l’impression que son père avait oublié comment il avait perdu son doigt, confondu dans ses propres histoires ». Ce n’est qu’à la fin du roman qu’on apprend quand et comment Franz a perdu une phalange, et ce détail prend alors une signification qui va bien au-delà de l’anecdote. Une ultime surprise que réserve la lecture !

Le roman de Hannes Köhler éclaire et relate donc un fait historique oublié ou mal connu. On y trouve quantité d’informations sur la vie des PWs, Prisoners of War, sur les travaux qu’ils effectuent (dans les champs de coton, par exemple), sur leurs relations entre eux et avec les officiers américains qui les surveillent. On y mesure les conséquences criminelles de l’embrigadement précoce de la jeunesse organisé par un régime dictatorial. Mais le roman esquisse également le tableau d’une société allemande qui, cinquante ans après la guerre, n’a pas encore réglé tous ses comptes ni soldé tout son passé. La vie de Barbara et de son ex-mari, Konstantin, s’est heurtée à l’histoire des années 1960, elle-même engluée dans le passé nazi. Leur fils Martin est à son tour engagé dans une vie chaotique. La solution de leur problème est-elle à chercher, au moins en partie, chez leur aïeul Franz Schneider qui est à l’origine de leur existence à tous, et qui avait en son temps choisi une épouse allemande contre la tentation de l’Amérique ?

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