Classifier les classiques

Un ouvrage de sinologie rédigé par un auteur occidental suscite inévitablement une première question : quelle part de fidélité manifeste l’ouvrage à des modes de pensée irréductiblement « chinois » et l’auteur a-t-il respecté autant que possible le sens du texte original ? Benoît Vermander, professeur à l’université de Fudan (Shanghai) et auteur d’une œuvre variée, abondante et originale, souhaite mettre en avant les structures de composition et le style de pensée particuliers aux classiques chinois. Il sait les aborder en s’ouvrant à une lecture rhétorique et expérientielle de ces écrits, en tenant compte du non-dit de leur contenu et de la frontière poreuse qu’ils entretiennent avec les très nombreux commentaires qu’ils ont suscités en Chine, mais il insiste aussi sur la nécessité évidente de tenir compte du contexte sociohistorique des classiques et de leurs différentes strates de rédaction. L’attention aux microstructures de leur composition permet de voir comment ils peuvent s’insérer dans tel ou tel mouvement de pensée et aussi s’y confronter.


Benoît Vermander, Comment lire les classiques chinois. Les Belles Lettres, 336 p., 35 €


Quel est le propre d’un ouvrage reconnu a posteriori comme un « classique » ? Sa capacité à rendre présent le passé sans prétendre pour autant le restaurer. L’approche de Vermander est très éclairante sur ce point : un âge axial délimite et légitime le corpus des « classiques », mais l’expérience qui les a fait naître est comme définitivement séparée de l’aujourd’hui de ses lecteurs, qu’ils soient chinois ou européens. D’où l’intérêt de prendre une certaine distance avec toute procédure de classification trop globalisante des « classiques » qui interdirait de prendre en considération le vif et le détail de leurs formes et de leur genèse. Le recours à des topoi d’écriture et de pensée transversaux de l’univers occidental et chinois, ainsi qu’à des techniques de rédaction bien précises, évite l’amalgame ou le seul entérinement des classifications de la tradition chinoise. « Jardin des affects », la lecture peut ainsi se livrer à un « art de visualiser » propre à la sagesse chinoise.

Comment lire les classiques chinois, de Benoît Vermander

Une statue de Laozi à Qingyuanshan © CC4.0/N509FZ/WikiCommons

L’art divinatoire, le confucianisme, le taoïsme et la prégnance d’une « fonction-auteur » rendent possible le déploiement d’une tradition herméneutique à partir des « classiques » (Laozi, Zhuangzi, Xunzi…). La question de leur compréhension par l’Occident ne tient donc pas seulement aux limites de la traductibilité, à l’impossible coïncidence du mandarin et des langues européennes, mais à une pluralité d’interprétations interne à leur propre établissement et déploiement au sein même de la culture et de l’histoire chinoise ; avant de mesurer l’altérité de la pensée chinoise par rapport aux différentes logiques occidentales, il est nécessaire de prendre acte de la façon dont les « classiques » chinois émergent des conflits d’interprétation qui en ont menacé le droit à l’existence. C’est pourquoi, en dernier ressort, leur originalité s’enracine d’abord dans la prévalence d’une certaine expérience de la corporéité ; s’il y a bien une transcendance de la sagesse chinoise (et des classiques), elle s’adosse à la régulation d’un corps d’abord cosmologique : un corps ritualiste, mais non religieux, un corps d’abord empirique, divinatoire et intersubjectif, et non d’abord individuel et logocentrique. En ce sens, le sinologue a raison de souligner l’importance des rites dans la culture chinoise, qu’il s’agisse de ceux du confucianisme, du taoïsme ou du bouddhisme.

Quant à l’exportation culturelle de la Chine, pendant longtemps les chercheurs chinois ont accordé une attention prioritaire à la qualité linguistique de la traduction et au rôle du traducteur comme médiateur d’un continuum littéraire et culturel. En revanche, la situation actuelle est marquée par l’anxiété culturelle des médias et du public chinois ; elle se projette et fait pression de manière inappropriée sur la définition d’une traduction-modèle et du statut du traducteur. Beaucoup se plaignent ainsi de l’incapacité supposée des traducteurs littéraires étrangers à reproduire les éléments « authentiques » d’une « vraie Chine » dans les œuvres littéraires qu’ils traduisent depuis le mandarin. Dans cette perspective, les traducteurs chinois natifs seraient les seuls à pouvoir répondre à l’espoir d’une traduction véridique et respectueuse des particularités de la littérature chinoise. L’importance de la culture et de la langue-source est ainsi indûment amplifiée au détriment de la culture et de la langue-cible, comme s’il devait nécessairement y avoir une « compétition » entre les deux.

Comment lire les classiques chinois, de Benoît Vermander

Manuscrit datant de la dynastie Tang du Zhuangzi, découvert parmi les manuscrits de Dunhuang et conservé au Japon (réplique datant des années 1930) © CC0/WikiCommons

Ce point de vue peut être renversé : étant donné que les destinataires des traductions de la littérature chinoise sont principalement des « régions non sinophones » à l’étranger, il semble nécessaire, non seulement de connaître l’histoire et la situation actuelle de la littérature chinoise, mais aussi de comprendre les besoins et les habitudes de lecture des étrangers. En outre, une grande compétence dans l’usage de la langue maternelle cible est évidemment indispensable pour la traduction littéraire, tout autant que la maitrise du mandarin. Il s’agit aussi de se sentir à l’aise en chinois pour communiquer avec les institutions d’édition internationales, les médias et la communauté de recherche universitaire. C’est pourquoi les sinologues occidentaux demeurent les mieux préparés à une traduction « fiable » de la littérature chinoise.

Cependant, il est inévitable qu’il y ait, entre les sinologues et les Chinois, des différences dans la façon de comprendre les textes classiques. Le premier chapitre du livre de Vermander est éclairant à cet égard ; sa façon de regrouper les textes classiques se distingue de celle de la Chine traditionnelle. En général, une méthode de classification en quatre parties est utilisée, appelée Jing-Shi-Zi-Ji (经史子集). C’est la plus ancienne méthode de classification des livres chinois. Elle a été créée à Xunxu, puis développée à Li Chong, tandis que les noms et les détails des quatre divisions des classiques confucéens – Jing, histoire (Shi), philosophie, politique, science et art (Zi), belles-lettres (Ji) – ont été officiellement établis au début de la dynastie Tang (618-907) à travers la révision du Sui Shu · Jingjizhi (《隋书·经籍志》). Cette méthode, qui joue un rôle considérable dans la classification des classiques chinois, a été élaborée lors de l’édition de la plus grande série de textes anciens en Chine, Siku Quanshu (《四库全书》), sous la dynastie Qing.

Comment lire les classiques chinois, de Benoît Vermander

Mais Benoît Vermander ouvre une nouvelle voie en répartissant les écrits anciens selon les topoi suivants : adresses, chansons et diagrammes (Les Documents, Les Odes, Les Mutations), l’écriture de l’histoire (Les Printemps et Automnes, Le Commentaire de Zuo) et le genre historiographique, la tradition confucéenne et les ouvrages rituels –  Les Analectes et Le Mencius, le Liji –, les courts traités – Daxue et Zhongyong, les penseurs en débat – le Laozi, le Zhuangzi et le Wenzi – des écrits à part, le Xunzi, le Hanfeizi, le Mozi, la logique et la rhétorique – Huizi, Gongsun Longzi –, etc. Il s’ajoute à ce découpage générique un regroupement des classiques à la lumière des périodes qui leur correspondent symboliquement : l’eau, la Voie et l’Un, le rite, le Père et le Nom, le nombre et la norme.

Enfin, cet essai courageux s’interroge avec pertinence sur le sens même de la lecture et de l’étude. La lecture est une pratique basée sur un double geste : d’une part, l’acquisition d’une bonne compréhension des textes qui nécessite une forme de lecture reposant sur la répétition de conventions ; d’autre part, la lecture est une activité qui déstabilise le sens des textes en les itérant. En d’autres termes, cette lecture « déconstructive » demande une implication active des lecteurs, qui sont encouragés à générer de nouvelles approches et compréhensions des textes classiques chinois. Un texte vit avant tout de l’acte performatif du lecteur, qui en réinvente et réveille le sens à chaque époque.

Benoît Vermander déclare qu’il cherche à élucider la tradition chinoise dans une lecture effective et critique adressée à la fois au spécialiste et au curieux ; par cet acte herméneutique, il est conscient de « refonder » la tradition, de reformer autrement la communauté qui se réclame de cette tradition : « la tradition me détermine mais elle a besoin de moi pour exister comme tradition ». Cette position ressemble à celle de Zhuangzi affirmant que, s’il n’y avait pas de Dao, il n’y aurait pas de moi ; en revanche, s’il n’y avait pas de moi, qui pourrait accepter l’idée de la Nature (非彼无我,非我无所取) ? Autrement dit, c’est « moi », l’être humain, qui ai accès à la vérité. Dans ces circonstances, même si la méthode de classification adoptée par l’auteur n’est pas conventionnelle, elle nous propose une nouvelle possibilité d’expliciter les classiques chinois, car « l’acte de lire se dévoile être interminable, en cela qu’il opère de commencement en rupture et de rupture en recommencement ». Dissoudre toute précompréhension de la culture chinoise nous invite à traiter l’autre comme un miroir pour mieux se comprendre soi-même. L’autre est essentiel à la définition, à la construction et à la perfection de soi. La connaissance du monde d’un individu interagit toujours avec la connaissance du monde des autres, de sorte que la conscience de l’individu dépend toujours de la communauté composée de différentes consciences, et qu’elle est toujours générée et révisée par l’intermédiaire d’un processus d’interaction permanent, lequel nous permet de « revivre » les textes anciens et d’en approcher la vérité.


Luolan Wang est docteur en philosophie antique et en littérature comparée, professeur de chinois, traductrice et écrivain.

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