Kureishi Roma

À Rome, où il passe quelques jours de vacances, la vie de Hanif Kureishi bascule du jour au lendemain. Le 26 décembre 2022, le romancier anglo-pakistanais  fait une mauvaise chute qui le laisse paralysé de la tête aux pieds. L’auteur du Bouddha de banlieue (1990), de Black Album (1995), le scénariste de My Beautiful Laundrette (1985), l’ami de Salman Rushdie, se retrouve sur un lit d’hôpital. Aussitôt, comme on lance un S.O.S., il décide de dicter à ses proches des « Dépêches », publiées en ligne sur le site de l’écrivain (The Kureishi Chronicles). Jour après jour, il nous fait partager son Intimité (titre de son roman autobiographique, porté à l’écran par Patrice Chéreau en 2001). Une intimité numérisée, humaine trop humaine, mais dont l’humour tempère l’impudeur. Avec, en prime, une interrogation implicite sur le devenir de la littérature.


Hanif Kureishi, « The Kureishi Chronicles ». En ligne


« Dépêches » : judicieusement choisi pour sa polysémie, le terme réunit la correspondance, diplomatique ou épistolaire, la presse, la communication rapide, etc. De fait, les phrases de Kureishi vont vite ; immobile à grands pas, sa prose publique expédie les affaires courantes. Depuis la ligne de front de la guerre qui l’a retranché de la vie de son corps, il donne de ses nouvelles. Depuis quelque temps, un robot le soulève de son lit, lui conférant l’allure d’une « mouche humaine » battant des ailes, pour le déposer sur une chaise roulante. Certaines de ses terminaisons nerveuses semblent reprendre du service. Sur son matelas sophistiqué, que lui envient les autres malades, il se sent « comme entre les seins de Jane Mansfield », mais sa béatitude romaine est toute relative au regard de l’ennui vertigineux dans lequel il croupit (« Dolce Boredom »).

The Kureishi Chronicles : les dépêches d'Hanif Kureishi

Hanif Kureishi (2003) © Jean-Luc Bertini

On pense, fugitivement, au personnage de Winnie, dans la pièce de Beckett Oh les beaux jours (1963), ensevelie d’abord jusqu’à la taille, ensuite jusqu’au cou dans un monticule de terre qui ne lui laisse qu’un filet de voix pour s’exprimer. Privé de l’usage de ses mains et de ses pieds, Hanif est ce filet de voix intarissable, ou plutôt il ne vit plus que pour les « gazouillis » qu’il dicte à son fils ou à son épouse. Il dicte, pour ne pas périr. Sans être aussi radicale que la situation d’un Jean-Dominique Bauby, l’auteur du Scaphandre et le papillon (1997) – prisonnier de son corps inerte à la suite d’une attaque cérébrale, Bauby entreprit d’« écrire » en clignant avec son œil gauche –, sa  condition de « légume », fût-il spirituel, glace le sang. Nul misérabilisme, cependant, ou alors il est promptement supplanté par l’humour, forcément de gibet ou de carabin, érigé en suprême élégance du désespoir : à l’entame de l’entrée en date du 30 janvier 2023, « Ongles d’orteils super-peinturlurés », dictée au retour d’une visite chez la pédicure, on lit : « Être tétraplégique n’est pas mal du tout ».

Le parti pris initial, celui d’une écriture-vérité prônant le détachement, s’accommode d’embryons fictionnels, sous la forme d’une nouvelle ou d’une amorce de ciné-roman. En lieu et place de l’accident survenu le lendemain de Noël, il imagine que des « policiers anonymes l’ont enlevé en pleine rue, pour l’emmener dans une école étrange, un univers alternatif, irrationnel et persécutoire ». La paranoïa le guetterait-elle ? Non, l’écrivain est juste rattrapé par l’absurdité de son mal, à la fois singulier et, finalement, découvre-t-il, répandu en milieu hospitalier. Livrant sans fard sa vulnérabilité, son humiliante dépendance aux autres, il ne répugne pas à la provocation, quand il confie ses désirs (de cunnilingus) ou scénarise ses souvenirs (de toucher rectal ou d’« Orgie à Amsterdam »). D’un mot, il se met en scène autant qu’à nu.

On hésite un peu, du reste, à analyser ce qui se donne avant tout comme l’expression d’un besoin irrésistible de sortir de soi et de s’ouvrir aux autres. Il le faut, pourtant, tant les niveaux d’interprétation se multiplient à mesure que la publication se prolonge.

The Kureishi Chronicles : les dépêches d'Hanif Kureishi

En tête, figurerait la composante sérielle de l’exercice, dont la répétition l’apparente à une forme de gymnastique. Essentielle sérialité, qui impose de se renouveler, pour ne pas se répéter. Chaque jour, Kureishi (bien que condamné à la position horizontale) est tenu de changer d’angle. Ses dépêches, il les écrit « à la chaîne », comme on écrivait, jadis, les feuilletons. La parenté avec les romanciers du XIXe siècle, avec Charles Dickens souvent cité, saute aux yeux. Moins pour la recherche d’un quelconque suspense, bien improbable, que pour l’élaboration implicite d’un « pacte de lecture marchande et de consommation qui suppose de produire des produits fabriqués en série », comme l’écrivait Matthieu Letourneux dans Fictions à la chaîne. Littératures sérielles et culture médiatique (Seuil, 2017).

Ce qui nous mène tout droit à la composante de type médiatico-culturel. À l’évidence, Kureishi, à qui il convient d’associer sa famille, à commencer par sa femme, Isabella d’Amico, et son fils, Carlo, présents jour et nuit à son chevet, s’est doté d’un « plan média ». Ses tweets sont diffusés depuis la plateforme Substack, spécialisée dans la publication de newsletters, et lancée en 2018, laquelle permet de monétiser les contenus en proposant des abonnements. Ainsi, tout en s’engageant sur l’honneur à conserver un accès libre et gratuit à ses dépêches, Kureishi peut, dans le même temps, solliciter une participation financière en échange de la consultation de son catalogue d’œuvres et d’entretiens depuis son site. Moyennant quoi, le lecteur connecté bénéficiera d’un tweet à l’environnement graphique « augmenté », car rehaussé de superbes clichés photographiques opérant, le plus souvent, sur le mode du contrepoint, cruel ou savoureux. Là encore, Kureishi innove, en tablant sur la compatibilité des modèles gratuit/payant, et en n’ayant aucun scrupule à « privatiser » (à tous les sens du terme) l’opération. Kureishi, aurait dit Napoléon, est un « boutiquier », jusques et y compris sur son lit d’hôpital. On peut ne pas avoir l’esprit aussi mal placé, tout en reconnaissant qu’il n’est pas un Patient anglais pour rien.

The Kureishi Chronicles : les dépêches d'Hanif Kureishi

Force est de reconnaître, plus généralement, qu’avec les tweets de Kureishi nous sommes passés d’un régime « fermé » à un régime « ouvert » de la littérature. À ce titre, ses « dépêches » romaines conforteraient le régime d’intervention dans le monde récemment identifié par Alexandre Gefen dans L’idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention (Corti, 2021). Il va de soi que ce nouvel âge de la littérature, où les frontières s’abolissent, par exemple entre la non-fiction littéraire et le journalisme, s’épanouit à l’ère du numérique et des réseaux sociaux. De fait, les lecteurs de Kureishi alimentent en retour la twittosphère, en l’abreuvant de remerciements, en partageant thérapies et encouragements – en « intervenant » à sa suite.

Et puis ces dépêches procèdent manifestement d’une forme de « tekhnè postale », abstraction faite du bond technologique majeur survenu depuis le temps de Jacques Derrida, auteur de La carte postale. De Socrate à Freud et au-delà (1980). Dans son analyse du « transfert de Socrate à Freud », Derrida convoquait déjà ce qu’on trouve ici à foison : l’apostrophe, mais aussi « l’adresse à détourner », le jeu de la carte postale contre « l’inadmissible littérature ». Kureishi serait-il ce « messager » de l’antiquité (romaine ?), cet « héritier infirme » qui tombe tout le temps, et pour qui « la destination c’est la mort » ?

The Kureishi Chronicles : les dépêches d'Hanif Kureishi

Les grandes questions éthico-philosophiques, enfin, ne sont jamais loin. Son inexplicable paralysie fait toucher du doigt à Kureishi la trop fameuse dissociation du corps et de l’esprit dont les philosophes se sont repus à l’envi. Compassionnel, le cynique d’autrefois a renoncé à la tentation, bien humaine, de l’apitoiement sur soi, et porte un regard renouvelé sur le handicap, et sur son invisibilisation dans la société. Plaidant pour une société plus inclusive, il fait de la salle de gym, « lieu de beauté, de respect et de solidarité », un modèle absolu. Et puis, forcément, quoique de manière elliptique, Kureishi aborde la question du mal, celle que se posait Job (« Pourquoi moi ? ») et dont débat la littérature depuis la nuit des temps, comme le rappelle le récent essai de Frédérique Leichter-Flack, Pourquoi le mal frappe les gens bien ? (Flammarion, 2023). Un moment, il confie : « Je veux être un bon patient, je veux être reconnu comme quelqu’un de poli et de décent », et, à la ligne suivante, il envoie promener tout ce « galimatias » trop bienveillant pour être honnête. Il n’est pas de bonté d’âme qui tienne devant l’âpreté d’un vouloir sauver à tout prix sa peau.

Dans l’impossibilité de rentrer à la maison, l’écrivain apeuré est enclin à idéaliser sa terre d’accueil, l’Italie. Mais les faits sont têtus. Un mois et demi après la chute fatale, et dix mille mots plus tard, Kureishi revient sur un passé qui ne passe pas : « un caillou, si dur et si rond que je ne peux ni l’avaler, ni le recracher ». Confiant n’avoir jamais « écrit/dicté » de manière aussi libre et spontanée, il s’interroge sur ce que l’avenir lui réservera. Rappelant le trauma subi dans sa jeunesse, alors qu’il faisait l’expérience du racisme à l’école : il y voyait la pierre d’angle à la fois de la condition enfantine et de sa vocation d’écrivain. Survivre, une question qui se pose à tous les enfants. L’enfant Kureishi, lui, aura survécu au racisme en se réfugiant à la bibliothèque, en se plongeant dans les livres des autres – avant d’écrire un jour les siens. Comment, cette fois-ci, l’écrivain de soixante-huit ans survivra-t-il à ce trauma romain ? Confusément, mais chaque ligne dictée le rapproche d’une clarification, Kureishi pressent que le présent désastre transformera profondément son rapport au monde, et, partant, à l’écriture.

En attendant d’être fixés, les lecteurs que nous sommes savourent ce rare privilège, à savoir assister en direct à une métamorphose, à moins qu’il ne s’agisse d’une « Modification », in progress. La science et le personnel médical parviendront-ils à « réparer » l’infirmité de celui qui signe pour l’heure « No hands Hanif » (Hanif sans les mains) ? Ou bien faudra-t-il, pour continuer à nous faire parvenir ses « Bulletins quotidiens / De l’Immortalité » (Emily Dickinson), qu’il se réinvente, une fois pour toutes, en « no-hands man » (homme sans mains) ? La suite au prochain tweet…

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