Les laboratoires coloniaux du renseignement

La notion de « renseignement » évoque espions, pratiques clandestines, voire aventures rocambolesques. Elle peut plus prosaïquement renvoyer à des modes de surveillance des citoyens et citoyennes, de leurs faits et gestes, de leurs mouvements et déplacements, pour désamorcer toute velléité de contestation, voire de révolte. Cette surveillance s’impose d’autant plus quand le contexte politique est instable et le pouvoir peu sûr. C’est le cas évidemment dans le cadre d’une domination étrangère, à l’instar de la colonisation, cadre de cette Histoire du renseignement en situation coloniale. La mise en place de systèmes de collecte d’informations et d’un encadrement serré des sujets coloniaux est en effet une dimension intrinsèque de l’exercice du pouvoir impérialiste.


Jean-Pierre Bat, Nicolas Courtin et Vincent Hiribarren (dir.), Histoire du renseignement en situation coloniale. Presses universitaires de Rennes, 288 p., 25 €


Contrairement à ce que le titre de leur livre pourrait laisser entendre, Jean-Pierre Bat, Nicolas Courtin et Vincent Hiribarren ne souhaitent pas proposer une histoire institutionnelle des services de renseignement, de leurs civils ou de leurs militaires, mais une histoire sociale, opérée par le bas, via les agents recrutés dans les sociétés concernées ou un personnel marqué par la mystique du « terrain », selon un terme réservé à l’exotisme colonial. Le résultat est en partie décalé, à mi-chemin entre des réflexions sur les acteurs locaux (européens ou colonisés) du renseignement dans le contexte colonial et des informations plus classiques sur les mécanismes, les objets (le renseignement commercial, religieux…) ou les institutions privilégiées de la surveillance.

Histoire du renseignement en situation coloniale

Les méthodes du renseignement héritent en effet de siècles de pratiques métropolitaines qu’elles vont, à leur tour, influencer jusqu’à faire, selon les coordinateurs de l’ouvrage, du « monde colonial […] un véritable laboratoire des écoles du renseignement ». Entre emprunts à un fonctionnement antérieur bien rodé et innovations, les contributions montrent la diversité du « renseignement » en situation coloniale, terme au contenu fort variable selon les contributeurs et les contextes qu’ils étudient, tant son application doit s’adapter. La période peut renvoyer ainsi à une situation de conflit ouvert (conquêtes et phase d’imposition du pouvoir, à Madagascar ou en Algérie par exemple, alors qu’on ignore à peu près tout des régions en cours de soumission ; révoltes durant la Première Guerre mondiale ; guerres coloniales et luttes pour les indépendances, que ce soit au Cameroun ou en Algérie) mais aussi à l’ordinaire de la domination coloniale.

L’ouvrage, qui comporte trois parties, comprend en tout vingt-deux contributions, d’ampleur très inégale. Les études sont centrées sur l’empire français (Afrique avant tout, Indochine et Antilles en contrepoint) avec des incursions vers l’Afrique portugaise et le rôle de la police politique salazariste (la Pide), le Cameroun britannique, le Rwanda-Burundi et, bien plus loin, l’Irak. Les historiens britanniques, précurseurs de ces thématiques, sont absents du volume mais leurs idées en traversent les interrogations, comme l’exposent les éditeurs.

La première partie, « Le renseignement par et pour l’État colonial », interroge le fonctionnement des services coloniaux de renseignement dans des contextes divers, questionnement que l’on retrouve aussi par la suite. La deuxième partie, « Culte du terrain et renseignement de choc », se concentre sur les agents européens, surtout militaires ou gendarmes, mais aussi missionnaires catholiques, à l’autonomie d’action plus ou moins large. Elle met au jour la diversité des modalités de collecte de renseignements. La troisième partie, « Le renseignement aux yeux des colonisés », souhaite explorer les réactions des sujets soumis à la surveillance et leurs stratégies d’esquive – ce que les historiens appellent l’agentivité, soit la marge de manœuvre des colonisés et leur capacité à détourner les mécanismes de contrôle mis en place par les autorités et à les subvertir éventuellement. Ce qui renvoie aussi à leur capacité à organiser leur propre circulation d’informations : en renseignant les autorités, certains acteurs accumulent des preuves d’exactions administratives qui seront exploitées par la suite.

Histoire du renseignement en situation coloniale

Glubb Pasha à Amman, en Jordanie, le 11 septembre 1940 © Library of Congress Prints and Photographs Division / Matson Photograph Collection

Du fait de la frontière fragile entre la police au quotidien et la surveillance, ce livre se situe dans la continuité d’un ouvrage précédent coordonné par deux des trois éditeurs, Maintenir l’ordre colonial. Afrique et Madagascar. XIXe-XXe siècles (PUR, 2012), avec lequel il partage d’ailleurs divers auteurs. Les recherches sur les modes de surveillance renvoient en effet au renouveau de l’analyse des modes de répression en situation coloniale, car les deux ont évidemment partie liée (voir notamment Chantal Chanson-Jabeur, Alain Forest et Patrice Morlat (dir.), Colonisations et répressions, Les Indes savantes, 2015). Sans surprise, les contributions montrent que les pratiques varient grandement au gré des années et des lieux, selon la conjoncture locale. Leur adaptabilité, leur souplesse est sûrement une de leurs caractéristiques majeures. Elles reprennent d’ailleurs des mécanismes anciens de collecte d’informations par les pouvoirs africains et de leur circulation comme l’ont montré, il y a longtemps, Timothy C. Weiskel (French Colonial Rule and the Baule Peoples, Resistance and Collaboration 1889-1911, Clarendon Press, 1980), ou plus récemment Camille Lefebvre.

Certaines catégories de populations conquises sont sujettes à des surveillances spécifiques, qu’il s’agisse des anciennes autorités politiques, des chefs religieux ou, plus tard, des militants anticoloniaux. Certains lieux sont aussi l’objet d’une surveillance plus régulière : mosquées, lieux des rassemblements politiques, mais aussi, puis-je ajouter, cinémas, car des envoyés des renseignements généraux assistent aux séances cinématographiques. Leurs comptes rendus (atmosphère générale, commentaires proférés) sont évalués selon la confiance qu’on peut accorder à leur avis (1).

Pour étudier ce qui a vocation à être caché, les historiens recourent aux archives coloniales, qui comportent les rapports des RG mais aussi des courriers interceptés, des fiches de surveillance ainsi que des documents divers qui peuvent être exploités à contre-fil, car les silences ou les allusions sont des indices du contrôle. Le fiches de surveillance des « marabouts », tout comme celles des chefs, remplies tout au long de la colonisation, constituent ainsi des sources précieuses pour les historiens (2). Sont utilisées aussi des archives privées, ainsi que l’oralité. L’ouvrage fourmille d’indications méthodologiques qui seront utiles de manière comparatiste pour d’autres études.

Histoire du renseignement en situation coloniale

Le ministre des Colonies, Paul Reynaud, en Cochinchine en 1931 © Gallica/BnF

La problématique des agents locaux recoupe la thématique des intermédiaires coloniaux, objet désormais de nombreuses études. Les interprètes en sont des figures-phares. L’apport d’Amadou Hampâté Bâ est rappelé en conclusion, celui-ci se forgeant un réseau d’informateurs lorsqu’il arrive à Ouagadougou dans les années 1920. Il ne s’agit pas toutefois, comme le rappellent les éditeurs, de confondre ce mécanisme social et les structures bureaucratiques de surveillance étudiées par le livre avec des objectifs politiques précis. On retrouve aussi dans l’ouvrage la méfiance vis-à-vis de certains « évolués » (instituteurs, politiciens et premiers élus…), signalée par d’autres études, élite sociale dont les compétences sont à la fois mises à profit et tenues à distance (3).

À travers de multiples exemples où la question du renseignement est directement posée, cet ouvrage aborde une des questions récurrentes dans les études coloniales, sans la trancher totalement tant elle est complexe, à savoir la spécificité des modes d’action en situation coloniale (une bibliographie générale aurait peut-être permis de mieux voir les constantes d’un article à l’autre ). Il montre les mécanismes de continuité et de rupture, de part et d’autre de la période coloniale en soulevant en conclusion, appel à d’autres recherches, la question des modes de surveillance contemporains qui se modifient au fil des régimes (appel au « peuple », délation, répression) et des technologies. De ce point de vue, Histoire du renseignement en situation coloniale rejoint les recherches sur la bureaucratisation des rouages de surveillance policière ou militaire, où les recrutements par examen, la rédaction de rapports et l’usage de la machine à écrire remplacent la force physique (4). Le livre complète aussi les études sur la vie politique et sociale des papiers d’identification en Afrique, les papiers étant autant d’instruments de contrôle des individus (5). Par petites touches et études de cas variées, ce livre enrichit donc de nouveaux courants et de nouvelles approches d’une recherche qui est en plein essor.


  1. Odile Goerg, Fantômas sous les tropiques. Aller au cinéma en Afrique coloniale, Vendémiaire, 2015.
  2. Voir les travaux de Jean-Louis Triaud, notamment Musulmans de Côte d’Ivoire à l’époque coloniale (1900-1960). Un monde de karamokos, Les Indes savantes, 2021
  3. Intermediaries, Interpreters and Clerks: African Employees in the Making of Colonial Africa, University of Wisconsin Press, 2006.
  4. Joël Glasman, Les corps habillés au Togo. Genèse coloniale des métiers de police, Karthala, 2014.
  5. Séverine Awenengo Dalberto et Richard Banégas (dir.), Identification and Citizenship in Africa. Biometrics, the Documentary State and Bureaucratic Writings of the Self, Routledge, 2021.
Odile Goerg est professeure émérite d’Histoire de l’Afrique contemporaine à l’université Paris Cité.

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