Entretien avec Joyce Carol Oates

Joyce Carol Oates a publié trois livres à la rentrée, fidèle à sa furieuse productivité : Dans le bleu, Respire et Un (autre) toi. Ç’a été l’occasion d’une interview avec EaN. Celle-ci fut brève : l’autrice est moins prolixe avec la presse que sur la page. Elle méprise les entretiens – à un confrère elle a récemment confié : « La première question que l’on me pose porte systématiquement sur le nombre de livres que j’ai signés » —, et elle n’a pas apprécié l’approche de votre chroniqueur, parfois personnelle, souvent thématique. Elle a même balayé des questions inspirées des écrits de son amie Elaine Showalter, critique littéraire, féministe, et son ex-collègue à Princeton. Voici donc l’échange antagonique entre une grande romancière et un journaliste malmené.


Joyce Carol Oates, Dans le bleu. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Clémentine Beauvais. Robert Laffont, 288 p., 18,90 €

Joyce Carol Oates, Respire. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban. Philippe Rey, 400 p., 24 €

Joyce Carol Oates, Un (autre) toi. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Christine Auché. Philippe Rey, 352 p., 22 €


Entretien avec Joyce Carol Oates En attendant Nadeau

Joyce Carol Oates (2020) © Jean-Luc Bertini

Pour calquer l’entretien de la romancière dans « Dernière Interview » : « Allez droit au but, mon ami. Dites-moi ce que vous n’avez jamais dit à aucun autre interviewer. »

Je n’aime vraiment pas les entretiens. Il arrive un moment où on se rend compte que rien ne s’accumule — peu importe le nombre de fois que j’ai répondu à une question, même en profondeur, elle sera posée encore & encore ; & personne ne s’y intéresse vraiment, surtout pas moi. [1]

On persiste ! Les trois livres de cet automne continuent le mouvement, entamé il y a longtemps, vers l’état de rêve d’Alice au pays des merveilles. Pourtant, ce sont les romans des années 1960 – relevant du réalisme social – qui portent pour titre Tétralogie du Pays des merveilles.

Je n’écris pas sur des « états de rêve » – ma fiction pourrait être décrite par l’expression « réalisme psychologique ». Même lorsque l’on évoque un interlude hallucinatoire, celui-ci s’insère dans l’expérience d’un personnage précis. De même, la nuit nous rêvons tous, pourtant nous ne sommes pas, à proprement parler, pris dans un « état de rêve ».

Vous avez écrit que le schéma général d’un roman est préexistant, telle une carte routière, avec la fin, le titre, les images dominantes, les scènes essentielles. Pourriez-vous développer en ce qui concerne le roman Dans le bleu ?

Je me demande si vous avez compris que c’est un roman « jeunesse » – un genre distinct aux États-Unis. Il s’agit d’une fiction destinée à de jeunes lecteurs, une fiction d’habitude plus cinématographique et en même temps moins explicative et descriptive qu’un roman pour les adultes. Dans la fiction « jeunesse », comme on l’appelle [YA, ou « young adult fiction »], des personnages adolescents sont confrontés à des conflits qu’ils surmontent, ce qui les aide généralement à mûrir. Il s’agit d’une structure formelle (telle celle d’un sonnet) : le contenu exprime la structure.

Dans le bleu est construit autour d’archétypes récurrents dans votre œuvre : le pont ; les eaux sombres ; la catastrophe ; la survivante coupable ainsi que son attirance pour l’homme plus âgé qui l’emporte, en l’occurrence sur sa moto. Dans ce roman, l’héroïne se croit responsable de l’accident sur un pont ayant occasionné la mort de sa mère. Pendant l’écriture, aviez-vous conscience de ces tropes et de leur rapport à votre enfance, près du canal Érié ? Elaine Showalter prétend que le matricide représente « une solution extrême au dilemme du Female Gothic ». S’agit-il ici d’un matricide ?

Je n’ai pas songé au Female Gothic pendant l’écriture de ce roman, mon travail se nourrit d’un intérêt intense pour des personnages en conflit les uns avec les autres, comme dans la vie. Maintes fois, j’ai écrit des scènes avec des rivières, des ruisseaux ou des canaux, qui ont un rôle primordial dans le cadre. L’homme « plus âgé » n’enlève pas la fille ; il est une présence amicale dans sa vie, il n’est pas menaçant et ce n’est pas un violeur. Il s’agit de l’histoire d’une fille précise qui subit un traumatisme, mais qui s’en sort, pour « s’envoler » à la fin, jeune adulte. Dans toute littérature, dans tout art, il y a « conflit », cela n’est pas original ni propre à mon écriture. Ce ne sont pas des « archétypes » pour moi mais des souvenirs de mon expérience personnelle – ruisseau, canal, rivière font partie de mon enfance dans le nord de l’État de New York.

Entretien avec Joyce Carol Oates En attendant Nadeau

Selon Showalter, dans le Southern Gothic [Joyce Carol Oates, Flannery O’Connor ou Carson McCullers), le corps maternel remplace le château hanté comme lieu d’emprisonnement. « Un (autre) toi », première nouvelle du recueil éponyme, met en scène deux versions d’une même personne : d’un côté, « Tu », qui reste dans sa ville natale sur l’Erie Barge Canal, devient mère et « ronge amèrement son frein » ; de l’autre, une fille partie après le lycée pour devenir une écrivaine « connue ». Cela semble illustrer l’idée de Showalter selon laquelle l’un des thèmes centraux chez vous est la tension entre l’artiste et la mère, entre les élans créateurs et procréateurs.

Je n’y vois pas vraiment le « thème central » de mon écriture.  J’ai écrit beaucoup, beaucoup d’histoires & de romans, qui explorent de nombreuses possibilités & j’écris souvent sur des personnages masculins.

Dans cette nouvelle, les deux héroïnes sont des images en miroir. Le thème de la gémellité revient dans vos livres, par exemple dans Blonde, où Marilyn (du signe du Gémeaux comme vous) appelle ses deux amoureux les « Gémeaux ».

Je raconte des histoires et j’ai un vif intérêt pour le caractère des personnages, pour des enjeux sociaux et pour des thèmes universels. Je m’attache particulièrement à dramatiser des expériences humaines, dont la « dualité » fait peut-être partie. Mais pas une seconde je ne pourrais croire en quelque chose d’aussi primitif & idiot que l’astrologie, donc s’il vous plaît ne me posez pas de questions sur le « Gémeaux » (disons que de tous les professeurs de l’université de Princeton, environ zéro pour cent croit en l’astrologie). Chaque nouvelle du recueil Un (autre) toi a été soigneusement écrite avec des personnages précis, une voix distincte, un thème dominant. Mais surtout, il s’agit d’histoires. Quelqu’un qui raconte des histoires (« storyteller ») espère que le lecteur pourra les contempler, comme on contemplerait un poème.

En 2005, vous avez écrit que vos recueils sont structurés autour d’un thème central, qu’ils se divisent en trois parties, et qu’ils passent d’une perspective réaliste à un point de vue surréaliste, la réalité cédant devant les distorsions de l’inconscient. Ces règles s’appliquent-elles à Un (autre) toi ? Pourriez-vous éclairer cette organisation ?  

Il n’y a rien de plus à dire : vous avez énoncé le principe esthétique général de mes recueils. Initialement, l’exploration d’une vie alternative – celle de « Tu », la fille qui reste dans sa ville natale, qui ne quitte pas la maison pour poursuivre des études supérieures, et qui devient la veuve propriétaire d’une librairie – est tout à fait réaliste, plausible ; à mesure que la succession des nouvelles se déroule, les rencontres deviennent toujours plus surréelles et cauchemardesques. La dernière nouvelle semble pousser son personnage principal vers une vie posthume du fait que cette femme est en train d’être « ramassée » par un ancien camarade de classe.

Respire, roman pour adultes, traite de neuroscience, comme Le pays des merveilles. L’héroïne, Michaela, n’accepte pas la mort de son mari, Gerard, comme dans L’année de la pensée magique de Joan Didion : cela semble relever de la magie. Que diriez-vous de son état d’esprit : est-ce de la folie ? Michaela rencontre un étranger à côté d’un café qui l’attire le long d’une rue jonchée de détritus vers un marché amérindien, un poing la frappe au visage, du sang gicle de son nez, puis elle est abandonnée et se trouve en bordure du désert, où la déesse-démon Skli se jette sur elle et « plonge ses griffes acérées comme des rasoirs » entre ses jambes. Que penser de cela ? 

Mon défunt mari, Charlie Gross, était un neuroscientifique distingué de l’université de Princeton. Un roman précédent, L’homme sans ombre, se focalise sur une neuroscientifique femme dont le sujet principal de recherche est un homme avec des déficits de mémoire, basé sur le célèbre cas de H.M., sujet de Permanent Present Tense: The Story of H.M., de Suzanne Corkin.

Respire est un roman qui s’apparente à un poème en prose. Certains passages sont hallucinatoires et oniriques, d’autres sont minimalistes et « réels ». Je suis si désolée que vous puissiez croire que l’expérience de chagrin et de deuil de Michaela pourrait être décrite comme de la « folie ». C’est si réducteur, c’est décourageant. Une écrivaine espère que le lecteur va réfléchir sur son œuvre – l’amplifier peut-être ; pas la réduire à des vocables vulgaires.

« Comment devrions-nous interpréter » – c’est une question relevant de la littérature. L’écrivain n’est pas censé dire au lecteur comment interpréter. Lire un poème, se tenir devant un tableau – vous devriez permettre à leurs significations de venir à vous, au lieu de demander que le poète ou l’artiste explique ses intentions.

Respire est un roman intensément personnel, écrit à la mort de mon mari en avril 2019 après six semaines d’hospitalisation. Je pense que vous trouveriez – si vous aviez la moindre expérience d’un chagrin intense – que c’est la représentation de l’expérience psychologique/émotionnelle d’une grande perte.  (Mais si on n’a jamais perdu quelqu’un d’important, peut-être que c’est juste un puzzle – sans grande signification.)

Entretien avec Joyce Carol Oates En attendant Nadeau

La pathologie de Gerard remonte à une baignade dans un lac de montagne, où il aurait inhalé de l’eau trouble (image récurrente chez vous). Est-ce une vraie maladie ?

Oui, les amibes mangeuses de cerveau sont réelles. Mais il n’est pas sûr que ce fut la cause de sa maladie, ou même que c’est Gerard qui meurt. Peut-être est-ce Michaela qui est emprisonnée dans un rêve enfiévré, imaginant le roman.

Michaela se lie d’amitié avec une étudiante de son cours, comme dans Eux. Est-ce du vécu ? D’où vient cet intérêt pour l’amitié problématique entre enseignante et étudiante ?

Vous avez certainement lu beaucoup de mes romans & nouvelles, & vous y voyez de nombreux parallèles. Puisque j’écris de la fiction, vous pouvez présumer que j’ai fictionnalisé 99 % de tout ce que j’ai écrit, à l’exception de mes mémoires & de quelques poèmes qui sont évidemment autobiographiques. Souvent, j’écris sur des expériences qui sont arrivées aux autres, ou qui peuvent vraisemblablement se produire. Je ne limite pas ma fiction à ce qui m’est arrivé personnellement. C’est une forme curieuse de l’exploration littéraire que d’essayer de rapprocher l’œuvre d’une écrivaine à quelque chose dans sa vie – le propre de la fiction est qu’elle est imaginée, mais dans l’espoir qu’elle soit vraisemblablement imaginée. Cela a toujours été mon objectif : rendre l’imaginé plausible, comme si c’était « réel ».

Vos romans tardifs s’appuient souvent sur une voix jeune. Même lorsque l’héroïne est établie et qu’elle a réussi, elle subit une sorte de régression (MudwomanBlonde, Respire). L’adolescence serait-elle un trope particulièrement américain ?

Il y a de nombreuses voix adolescentes et fascinantes dans la littérature américaine, mais peut-être aussi dans la littérature de tous les pays/langues puisque l’adolescence est universelle. Quand on se rappelle les expériences du passé, ce sont souvent celles de l’enfance ou de l’adolescence. Le schéma de mes romans reproduit l’expérience humaine normale.

De la boxe comprend des pages merveilleuses sur la carrière des boxeurs (auto-référentielle, elle consume sa propre excellence, il y a une rencontre avec le rêve déformé de soi, etc.) Y a-t-il des caractéristiques communes entre ce métier et celui d’écrivain ?

On pourrait affirmer que la boxe est comme la vie de quiconque, ou que la vie de quelqu’un ressemble à la boxe. Il ne s’agit pas d’une métaphore : les boxeurs sont des personnes réelles, ils méritent de l’intérêt & du respect pour eux-mêmes, et non relativement à quelqu’un ou quelque chose d’autre.

Vous avez écrit sur « la commémoration du passé » chez le romancier, et identifié deux types de littérature : « la distillation de l’expérience » et « l’expérience elle-même ». À quelle école appartenez-vous ? La mémoire s’attache-t-elle à la personnalité ? Celle-ci serait-elle déconstruite ou attaquée dans vos portraits psychologiques ?   

Sans mémoire, nous n’avons pas de personnalité. Je n’ai pas conscience que mon œuvre constitue une entité intégrale susceptible d’« attaquer » quoi que ce soit.

Entretien avec Joyce Carol Oates En attendant Nadeau

Vous avez également déclaré qu’un roman s’appuie habituellement sur une moralité sous-jacente. Y en aurait-il un exemple parmi vos livres ? Vous êtes membre de l’American Philosophical Society et évoquez parfois Spinoza et Nietzsche. Peut-on identifier l’influence qu’ils ont exercée sur vous ?

Non. L’écriture concerne le langage, pas les idées. Comme je l’ai dit, ce qui m’intéresse vivement, c’est de raconter des histoires (« storytelling »), & je m’intéresse à la personnalité humaine sous sa myriade de manifestations, & les « idées » sur lesquelles je pourrais écrire sont liées à des œuvres spécifiques. On ne pourrait résumer Nietzsche, par exemple – c’est un penseur complexe avec beaucoup d’idées, dont certaines contredisent d’autres.

Pour encore citer Showalter : « Les héroïnes d’Oates des années 60 […] dépendent des hommes pour les sauver, voire les enlever et les emporter ». À titre d’exemple, elle cite un passage d’une nouvelle de 1966 — une conversation entre un homme et une fille de quinze ans – où l’homme explique à l’adolescente que tout ce que peut faire une fille, c’est « d’être douce et jolie et de céder ». Est-ce que cela caractérise une partie du comportement féminin dans votre œuvre ? Ce schéma peut-il aboutir à un viol ? 

Est-ce une question sérieuse ? Je présume que c’est une blague parce que « être jolie et céder » n’a absolument rien à voir avec tout ce que j’ai écrit. Avez-vous seulement lu Ma vie de cafard, Blonde, Je vous emmène, Un livre de martyrs américains, etc. ? De jeunes femmes fortes se définissant contre vents & marées – absolument rien à voir avec le fait d’acquiescer au viol.

Propos recueillis par Steven Sampson


  1. EaN a respecté l’usage typographique choisi par Joyce Carol Oates au cours de cet entretien qui s’est déroulé à l’écrit.
Notre journal a rendu compte de Paysage perdu et du Cahier de l’Herne consacré à Joyce Carol Oates, ainsi que de son roman L’homme sans ombre.

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