Dans le sillage de Winston Smith

Palimpseste, le nouveau roman d’Alexis Ragougneau, s’inscrit dans la lignée d’Orwell. L’auteur perce le mystère orwellien en mettant en relief le rapport entre dystopie et passé, tout en insistant, à l’instar de Victor Klemperer, sur la primauté du langage. Un beau palimpseste, à plusieurs niveaux. 


Alexis Ragougneau, Palimpseste. Viviane Hamy, 320 p., 19,90 €


Ah, sacré George ! Comment s’échapper de l’ombre d’Orwell ? Beaucoup d’écrivains ont été inspirés par 1984, notamment votre chroniqueur, auteur d’une fiction (inédite) située sur les rives de la Seine, dans la capitale d’un pays où l’on ne parle plus le français, où le héros en mal avec le régime vit une histoire d’amour à peine tolérée. Comme dans le roman d’Orwell, l’intrigue tourne autour de l’érotisme, dimension souvent ignorée par les commentateurs de 1984. Existe-t-il une sensualité sans répression, un désir sans entraves ? Le totalitarisme dépend, comme la passion, du refoulement : les fondations d’un régime despotique ne se trouvent-elles pas dans le sol d’un passé enfoui ? Il existe des strates de l’Histoire que le pouvoir préfèrerait laisser recouvertes…

Palimpseste, le nouveau roman d'Alexis Ragougneau

À Paris © Jean-Luc Bertini

D’où le métier du père du narrateur de Palimpseste, Serge Vartanian, archéologue employé par l’Institut de recherches sous-marines. Ce spécialiste des vestiges gréco-romains se transforme en obsédé de la Seconde Guerre mondiale le jour où un archiviste lui donne par erreur un carton mal classé contenant des références au camp de Saliers, lieu d’internement créé sous Pétain et réservé aux nomades. On est dans les années 2030, dans un pays situé à l’emplacement actuel de l’Hexagone. Sa présidente s’appelle Valentina Perreira, leader du parti Vox Populi et « petite fiancée de la Nation » (toute ressemblance avec des événements ou des personnes existantes n’est que pure coïncidence !). Propagande oblige, ils ont pris soin d’ensevelir le site de Saliers, dont la découverte serait fâcheuse pour les fachos.

À l’aide de son « bâton de pèlerin », outil auto-confectionné à partir d’une branche de bois et d’une tige de fer, Vartanian part à la chasse des vestiges du camp. Il interroge les anciens, puise dans ses souvenirs d’enfance (il est du coin), et concentre ses efforts sur un endroit situé au milieu des rizières, à l’angle d’une départementale et d’un canal d’évacuation des eaux. C’est là qu’il déterrera un sifflet marqué d’un logo : une hache à deux lames au manche garni d’étoiles. Sous la hache, trois mots sont gravés dans l’acier : Travail, Famille, Patrie.

Que faire ? Une dystopie se doit de présenter un livre à l’intérieur du livre, une anti-Bible susceptible de focaliser la haine du peuple, une tête de Turc littéraire. Dans 1984, il y avait Théorie et pratique du collectivisme oligarchique, signé Emmanuel Goldstein. Dans Le maître du Haut Château de Philip K. Dick, c’était Le poids de la sauterelle de Hawthorne Abendsen. Ici, c’est Vartanian père qui sera l’auteur des versets sataniques, intitulés Le Camp de nomades de Saliers, 1942-1944. Une fois n’est pas coutume, l’œuvre interdite deviendra une référence absolue pour le héros-narrateur.

Mais Simon Kaas – dans Palimpseste, ce héros adolescent porte le patronyme de sa mère – n’a pas les yeux braqués sur la seule figure paternelle : à l’image de Winston Smith, il a un faible pour une femme rusée, prénommée Audrey, en apparence fidèle au leader, douée pour mener une existence schizophrène sur le fil du rasoir. Encore une fois, le héros suit la femme fatale tel un petit chien, d’autant plus que dans Palimpseste elle est sa supérieure hiérarchique. Ils travaillent chez Spartacus Analytics, entreprise sous-traitante d’un ministère, boîte chargée d’organiser la propagande en vue des prochaines élections. Fidèle au genre dystopique (1984, Le maître du Haut Château, L’infinie comédie de David Foster Wallace, Le complot contre l’Amérique de Philip Roth), la politique familiale influe directement sur le destin de la Nation, tout comme dans Shakespeare : l’entourage du héros chevauche les cercles du pouvoir. En l’occurrence, Audrey propose à Simon Kaas de « tuer le père » en le transformant en « l’ennemi public numéro un » pendant la campagne.

Palimpseste, le nouveau roman d'Alexis Ragougneau

Alexis Ragougneau © Klara Beck/Flammarion

Tuer le père pour s’allier à la mère, l’étoile montante du régime, sur le plan médiatique… De quoi aveugler n’importe quel fils ! Parce que Laura Kaas est devenue une « superstar » grâce à la série policière La Loi et l’ordre, les copains de classe de Simon sont tous dingues d’elle. On lui demande s’il partage leur passion. Sa réponse : « Non, je ne pense pas à Laura Kaas durant les cours de biologie. » Ce garçon serait-il prêt à décapiter le père ?

C’est un conflit œdipien puissance dix. Comment s’en sortir, comment trouver sa propre vérité ? Chez Simon, cela passe à travers les mots : au début du roman, il entame un journal intime, écrin des pensées les plus précieuses, dans le sillage de Winston Smith. Il le fait avec son Aurora – les stylos sont rares –, à la BnF, cachant son activité derrière une muraille de dictionnaires érigée autour de son plan de travail. Les descriptions de la BnF sont d’une poésie rare, Alexis Ragougneau ayant compris mieux que personne le sens de cette cathédrale souterraine, dystopique dès ses débuts : « inaugurée il y a plus de quarante ans déjà par un croûton blafard aux allures de momie (on peut voir son portrait à l’entrée, accroché au mur) ».

On attend d’un roman d’anticipation qu’il torde la langue, et Alexis Ragougneau ne déçoit pas. Son livre est constitué d’un seul paragraphe, tel un parchemin, où plusieurs voix et typographies s’entremêlent : la narration de base ; le journal intime ; l’anti-Bible du père ; et les trouvailles pêchées dans la muraille de dictionnaires. Les entrées tombent chaque fois à point nommé, elles marquent des points d’inflexion dans le flux de la conscience, elles renvoient au sens originel d’un terme ainsi qu’à sa dimension politique : Allitération ; À vau-l’eau ; Historicité ; Dénégation ; Bunkériser ; Parricide ; Cosmopolite. Ce dernier mot ressort comme le terme essentiel, la clé de l’énigme : « Personne qui, refusant les limites d’une nation, se déclare citoyen du monde. (Anton. : Nationaliste.) En parlant d’une collectivité hum. ou d’une chose créée par l’homme : Qui rassemble des personnes ou des éléments de plusieurs pays du monde. Foule, port, quartier, ville cosmopolite. »

De quoi les cosmopolites sont-ils coupables ? Ils sont des « nomades », comme les prisonniers du camp de Saliers décrit par Serge Vartanian. Palimpseste s’articule autour d’une opposition symbolique entre franchouillards et nomades. Est-ce un schème pertinent ? On pourrait rétorquer qu’avec le mode de vie contemporain nous sommes tous américains, que le citoyen du monde a été remplacé par le touriste. Ou qu’écrire dans une langue imperméable aux anglicismes – comme le fait Alexis Ragougneau – représente une autre forme de fermeture. Peu importe ! On n’a pas besoin de belles théories pour écrire de beaux romans. Alexis Ragougneau vient d’en fournir la preuve avec ce palimpseste digne des parchemins d’autrefois.

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