On ne sait jamais d’où viennent le chagrin ou la mort. On ne sait jamais non plus comment naît l’amour ni quand la vieillesse dessine et destine à notre front ses premières rides. Pour le grand poète plein d’irrévérences que fut le Portugais Fernando Assis Pacheco (1937-1995) – ici parfaitement traduit par Max de Carvalho qui, décidément, est un passeur infatigable –, la triste guerre en Angola où il fut appelé marque la césure qui coupe brutalement sa vie et son œuvre. L’anthologie ici offerte, qui couvre toute la vie de Pacheco, permet d’envisager tout ce que la guerre a changé, brisé, violenté à tout jamais en lui.
Fernando Assis Pacheco, La muse irrégulière. Anthologie bilingue. Trad. du portugais et présenté par Max de Carvalho. Chandeigne, 200 p., 20 €
Au commencement, il y eut d’abord des enfances-Pacheco où tournoyaient les questions : « le soleil ? un autre nom sur le mien si fragile ? » ; enfance portugaise où le futur poète pouvait errer entre Santo António da Copeira, Sangalhos, Tramagal et Figueira da Foz. Et l’on a beau savoir que l’enfance ne peut survivre intacte aux cruautés du monde adulte, celle de Pacheco saura toujours garder au cœur la figure, le décorum de ses premières années, avec ses visages familiers, comme celui d’un potier, par exemple, qui « apprend la musique des saisons / pour ses enfants d’argile ». Peut-être que tout le drame pachéquien tient dans cet « adieu à tout ça / avec une nostalgie pas possible » qui, tout en préservant en soi les sentiments passés, ne peut se complaire à leur évocation non plus qu’aux émotions qu’ils convient. Nulle grandiloquence chez Pacheco (qui parle de façon amusante de la « lyricaille / lusitanienne » et de façon plus caustique encore du « pouête » qui « pleure bave et morve au seul nom de pouizie »), parce que la vie ne la permet pas et que le « réel » a tôt fait de briser les élans inconsidérés et les chants trop haut perchés.
L’existence qui est faite aux êtres sensibles les broie dès l’aurore, surtout quand on a choisi de dire non à la flagornerie, tel Pacheco : « Qu’on ne compte plus sur moi pour chanter / les Indes menteuses », et que l’on ne veut pour rien au monde se laisser « transformer en poète aigri ». Toutes les duretés qu’impose la vie en société n’ont pu détruire l’âme de l’enfant Pacheco qui, adulte, pourra écrire avec une émotion non feinte et ferme dans sa beauté incorruptible : « Bref, j’ai survécu. J’avais de grands navires / appareillés sur le rivage du cœur ». Si l’on ajoute à l’enfance préservée l’amour dont elle fut le réceptacle et la source, on pourrait presque croire à l’immunité complète de ces gens, de leur univers. La nudité du monde, qui est toujours aussi sa vulnérabilité chez Pacheco, trouve trait pour trait dans la nudité des êtres qui s’aiment de quoi vivre et brûler : « Certains jours ta nudité / est semblable à un navire qui entre soudain dans l’estuaire » ; « Je me désespère, j’écris, je fais des choses / avec le vocabulaire de ta nudité ». À ce titre, il existe comme une nudité double chez Pacheco : celle, heureuse, de la passion érotique et celle, désarmée, incertaine, d’un visage aux prises avec les brisures du monde, dont la guerre constitue le tragique parachèvement.
On se souvient de la phrase de For Ever Mozart (Jean-Luc Godard, 1996) : « la guerre, c’est simple : c’est faire entrer un morceau de fer dans un morceau de chair ». Chez Pacheco, l’horrible vérité vraie de la guerre qu’il conviendrait de répéter, répéter, comme le préconisait Péguy, se déclinerait plutôt ainsi, féroce, douloureuse, inoxydable : « on dit que la guerre tue : la mienne / m’a détruit tout de suite à l’arrivée […] on dit que la guerre passe : celle-ci, la mienne / est passée dans mes os et n’en sort pas ». La guerre fait tout perdre, et l’amour, et Dieu, et le désir de croire, puisque voilà en une seule fois l’humanité réduite à l’éparpillement de ses cendres belliqueuses. Le poète écrit, et sa syntaxe bouleversée en est le reflet « para mastigar o sus-/tocado pelas trevas da mata », « pour mâchonner l’épouv-/hantée dans les ténèbres de la brousse ». Le poète constate, soudain sec et impuissant : « Moi j’ai / Dieu inutile recroquevillé au pied du lit » ou « même la notion de Dieu s’étiole ». Plus encore, surgissent, dans la période poétique qui prend en charge le cauchemar angolais, des termes (thèmes) obsédants tels que la boue (lama), le bourbier (lameiro) et les barbelés (arame). L’enlisement tragique s’y double d’une violence extrême et d’une brutale peur de la mort dont Pacheco ne fait pas mystère dans son « aveu banal de mille chiasses aussi / de mourir ». L’homme, chez le Pacheco de ces années-là, est nettement un pur gibier (caça) – comme le marque un titre de poème particulièrement révélateur.
Dès lors, face à cette guerre absurde autant qu’atroce qu’il a dû mener, face à la mémoire de toutes ces exactions auxquelles il a assisté, que faire, une fois de retour à la vie civile, pour l’individu Pacheco ? Que peut devenir sa poésie après un tel désastre, si l’on ne compte pas parmi les remèdes adéquats la thérapie d’un Librium 10, tranquillisant béni auquel Pacheco adresse une ode pleine de finesse et de reconnaissance ? C’est pour tenter de répondre à cette épineuse question éthique que Pacheco va généraliser l’usage de l’ironie dans ses créations. De discrète aux commencements, la voici maintenant féroce, dure, puissamment irrévérencieuse. Pacheco use autant de l’anti-légendaire (contre ce « livre de recettes […] où j’ai appris le ragoût national ») que de l’anti-hagiographie coloniale, où tel vers fameux de Shakespeare se retrouve complètement transformé : « il reste encore un cri que j’ai lancé au pied du barbelé à Nambuangongo pour tout ce dont nous sommes faits y / compris les saloperies ». L’étoffe menteuse des rêves a rendu l’âme ; le roi Jean des temps modernes est enfin nu comme dans le plus impressionnant, à notre goût, poème de l’anthologie qu’est « Retour des Indes ».
La nudité clôt d’ailleurs le cycle pachequien par des pirouettes et de rieuses impertinences. À la manière d’un Francisco de Quevedo traversant la frontière et les âges, Pacheco peut nous livrer un extraordinaire sonnet à ses… « roustons ». Tout aussi irrévérencieusement revisite-t-il l’élégie amoureuse comme dans les bien nommés « Vers de mirliton à une amie finlandaise ». Le sourire ou le rire franc ne congédie pas pour autant la tristesse et l’émoi. Pacheco sait apposer sur ses sarcasmes salutaires la délicate rosée d’une larme ou d’un regret. Et c’est tout son art que d’effleurer le temps qui passe et mord les chairs (dans quelque haïku déchirant et final à la mémoire d’un fleuve : « Tu me brûlais les yeux, / Kilolo, eau rase. / Larme vague ») au moyen d’une voix discordante qui joue néanmoins de l’harmonie comme d’une basse continue, souveraine et secrète. Il semble rejoindre, ce faisant, le côté rentre-dedans ou risque-tout d’un Jorge de Sena, son frère en coups de butoir et autres goguenardises, qui pratiquait l’élégie comme d’autres la chirurgie de pointe ou un sport de combat. On se tient devant lui comme lui revint de l’Angola (aimée pour sa terre et son peuple), « nu comme un cochon de lait / dans la porcherie ».
Ainsi, face à « la grande couture de la tristesse », Pacheco aura tenté de survivre, homme infirme d’Afrique, lusophone silencieusement éploré – avec son ironie, son humour corrosif pour seul viatique. Un conseil pour finir : surtout, du haut ou du bas des cieux, « ne lui demandez pas s’il fut heureux ».