La mémoire diluée

Maria Stepanova est une poétesse, essayiste et journaliste russe, fondatrice du journal en ligne indépendant Colta, interdit en Russie depuis mars 2022. Écrit en 2017, En mémoire de la mémoire est un voyage chez les morts à partir des non-dits de sa famille juive russe. Cette plongée dans le passé tente de déconstruire son emprise sur le présent. Lu aujourd’hui, alors que son autrice a fui la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine, l’antidote qu’il propose contre une réécriture du passé semble insuffisant.


Maria Stepanova, En mémoire de la mémoire. Trad. du russe par Anne Coldefy-Faucard. Stock, 592 p., 26 €


Maria Stepanova a ébauché ce livre lorsqu’elle avait dix ans, fascinée qu’elle était par les anecdotes de sa mère. C’est plus tard, lorsque celle-ci a disparu, qu’elle l’a écrit, prenant comme point de départ le deux-pièces de sa tante Galia – qui se méfiait de la « médecine d’État » et qui est morte chez elle –, rempli des objets de plusieurs vies et époques, et des souvenirs qu’ils déclenchent. De la même manière, En mémoire de la mémoire remonte le temps parallèlement à l’État russe et à l’histoire collective, en arpentant des territoires intimes, hérités ou choisis : un appartement, de vieilles photographies, des œuvres d’art, des livres, des archives, des cimetières juifs, de petites villes russes, ukrainiennes, des villes étrangères comme Vienne, Berlin, Paris.

En mémoire de la mémoire, de Maria Stepanova : mémoire diluée

© Jean-Luc Bertini

Maria Stepanova élabore sa propre lignée de transmission. Dans des parties intermédiaires, nommées « non-chapitres », elle insère des lettres de membres de sa famille dont elle dresse le portrait. Ainsi de son arrière-grand-mère Sarah Guinzbourg. Sur les barricades en 1905 puis emprisonnée, elle part étudier la médecine à Paris juste avant que n’éclate la Grande Guerre – en tant que juive, les établissements d’enseignement supérieur en Russie lui étaient interdits.

Maria Stepanova déclare n’avoir aucun pouvoir sur ses morts tant ils et elles se dévoilent peu dans leurs lettres et jusque dans leurs carnets intimes. Sa famille, composée de Juifs assimilés, souvent des médecins qui s’assuraient ainsi une neutralité, ni héros ni victimes, a traversé le siècle avec discrétion. Dans les lettres, « on n’usait pas du yiddish, langue du bannissement et de l’humiliation » et « rien, dans ces billets, ne se rapportait aux juifs ». Pourtant, elle-même a bien grandi avec la phrase « nous sommes des juifs », souvent prononcée mais toujours omise à l’écrit. Comme si le fait de ne pas écrire quelque chose lui permettait de ne pas exister. Ainsi de ce grand-oncle qui, précédant la censure militaire dans ses lettres du front pendant la Seconde Guerre mondiale, écrit avec aplomb que « tout va bien ». Ou de son père qui refuse qu’elle publie ses lettres de 1965, écrites depuis le Kazakhstan où il participait à la construction secrète du secteur spatial, des lettres qu’il renie aujourd’hui : « Sa hardiesse, le ton alerte de ses récits étaient faux, mais le temps les avait conservés. » Quant aux photos datant des décennies qui suivent la révolution, elles ne montrent que « le bord extrême du tableau, tandis qu’au centre s’effectuaient des choses que je ne comprends absolument pas ».

La survie sous l’Union soviétique a nécessité cet enfouissement généralisé, faisant de son pays le « territoire de la mémoire déviée ». Fabriquer un récit solide à partir de documents en partie souterrains relèverait dès lors du fantasme. La poétesse embrasse totalement ce paradoxe – « Le plus intéressant d’une histoire personnelle est ce qu’on en ignore » – et son enquête emprunte une déviation : à défaut de recouvrer une mémoire perdue, elle cherche à comprendre ce qu’est la mémoire ; à défaut de nous donner une histoire familiale complète, elle met en scène l’écriture incomplète d’un tel projet.

En mémoire de la mémoire, de Maria Stepanova : mémoire diluée

Concevant le passé révolu sous forme d’amoncellement, le livre se remplit de références et devient une archive mal rangée, pleine à ras-bord, pareille à l’appartement du début. Stepanova évoque « les livres canoniques de mémoire », d’Ossip Mandelstam à Proust, mais aussi les œuvres artistiques qui fixent une époque et constituent des morceaux de mémoire : un film documentaire d’Helga Landauer, les photographies de Francesca Woodman, la série Vie ? Ou Théâtre ? de Charlotte Salomon… Les œuvres qu’elle invite dans son texte sont aussi difformes et habitées que lui. Comme si toucher de si près à une matière aussi étrange que la mémoire suscitait des expressions non conventionnelles.

Organisant son livre autour de ces différentes œuvres qui capturent le temps, Maria Stepanova affiche le même désintérêt pour la chronologie que Nabokov dans Speak, Memory. Elle fait se superposer les époques, passe en spirale de sa mère à son arrière-grand-mère. L’histoire russe du XXe siècle apparaît de loin en loin, le plus souvent ensevelie sous des réflexions en vase clos sur la mémoire, présentée comme opaque, mystérieuse, impossible. Ces réflexions justifient que le livre n’aboutisse pas à un assemblage cohérent de toutes ses pièces : « Dès que j’apparais, le passé refuse, séance tenante, de s’agencer en quelque chose d’utile, en narratif tricoté ».

Son texte prend corps lorsque l’écriture délaisse le ton de l’essayiste pour se faire, le temps d’une phrase, complètement poétique, visuelle : « je révèle la nudité sans défense d’une lignée, ses aisselles sombres et son ventre blanc ». Mais le plus souvent, le poétique sert à louvoyer, à raconter tâtonnements et apories avec trop de volupté. Il lui arrive d’amalgamer deux mots en un (« inconnu-connu », « possibilité-impossibilité »), comme si elle jouissait de cet entre-deux, et ne cherchait pas à trancher. C’est le cas de la forme même de ce livre, qualifié d’essai au Royaume-Uni mais figurant chez nous sur la sélection du prix Médicis, prix littéraire.

Révélatrice est la « pirouette » finale. Le livre finit et ne finit pas sur l’image des poupées « frozen Charlotte », trouvées dans des brocantes. Toutes sont blanches, en faïence, de trois centimètres, et ont traversé le siècle, à l’image des figures de ce livre. Aucune n’est intacte. Ce sont elles qui permettent de dire « qu’aucune histoire n’arrivait entière jusqu’à la fin, sans pied cassé ou visage en miettes ». Face à l’histoire officielle, gouvernementale, Maria Stepanova explore la dilution de la mémoire – symbolisée par l’image d’un cimetière juif gagné par la végétation – et échoue à créer un contre-récit fort.

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