Anatomie de l’oubli

Sous les dehors d’une fiction plus aisément lisible que ses livres plus anciens (La confession de la lionne, L’accordeur de silences, La pluie ébahie, Le dernier vol du flamant, Poisons de Dieu, remèdes du Diable…), le grand écrivain mozambicain Mia Couto défend dans Le cartographe des absences une vision du monde, de l’histoire et de la littérature qui met la rupture de la poésie au centre d’une pensée fascinante de la mémoire.


Mia Couto, Le cartographe des absences. Trad. du portugais (Mozambique) par Élisabeth Monteiro Rodrigues. Métailié, 352 p., 22,80 €


Le cartographe des absences (quel titre, encore une fois !) est l’un des livres les plus aboutis et les plus nets de Mia Couto. Et s’il y déploie la même inventivité poétique – lexique, tournures, rythmes, images… – qui célèbre l’étrangeté des langues qui nous habitent et qui portent nos désespoirs les plus fondamentaux, il imagine surtout une forme, un dispositif qui lui permet à la fois de raconter une histoire complexe et de questionner très profondément le travail de l’écrivain, sa fonction, son pouvoir. Car, si tout est affaire de langue chez Couto, si elle porte en son sein le passé et le présent, si elle renferme toutes les contradictions et les violences de l’être, elle n’est jamais gratuite, vaine ou simplement belle. La langue, les écarts qu’elle permet sans fin, reconfigure la vie, c’est-à-dire que nulle existence n’est possible sans son inscription, que seule elle peut fixer le passé, en distribuer les éléments ou les traces, que seule elle peut permettre l’oubli salvateur ou l’invention d’un réel qui soit supportable.

Le cartographe des absences, de Mia Couto : anatomie de l'oubli

Mia Couto © Jean-Luc Bertini

Ce n’est pas rien que de partir de cette proposition. Et l’écrivain, l’un des plus grands de l’Afrique contemporaine, l’affirme avec plus de force encore en faisant un choix narratif assez désarçonnant. D’une manière qui tranche avec ceux de ses romans qui précèdent Les sables de l’empereur, son avant-dernier livre, Couto ordonne son récit autour d’une alternance systématique entre deux régimes narratifs distincts et fait preuve d’une grande rigueur dans l’élaboration d’une trame qui ne cesse de traverser les époques, de passer d’une histoire intime à celle d’une nation. Une forme, une écriture qui permet surtout, non pas de dire la vérité ou d’en tirer une morale, mais bien au contraire d’en explorer les vides, de leur conférer une existence possible.

Ainsi, les chapitres alternent entre le récit de la visite du narrateur, poète qui vient donner une série de conférences à Beira, ville de son enfance lointaine, et les archives méticuleuses et perfides d’un officier enquêteur de la PIDE, la police politique ultra-répressive du régime colonial portugais. Le lecteur est alors confronté à deux régimes de lectures différents. L’un relève du récit autobiographique, de la chronique des rencontres, des recherches qu’entreprend le poète, son histoire d’amour naissante avec une jeune femme qui s’avère être la fille du policier, la manière dont il revient sur les lieux de son enfance en pleine guerre, les aléas de sa mémoire, ses réflexions sur son père, lui aussi poète et militant de l’indépendance du pays (on notera quelques points communs avec la biographie de l’écrivain), la poésie, la vie, la douleur de vivre et de revenir à soi… L’autre, d’une nature documentaire et composite, rassemble la multiplicité des papiers et documents qui constituent le dossier d’instruction monté par l’officier de police contre le père – figure assez incroyable, à la fois attachante et détestable (chacun des chapitres commence en citant un extrait de ses poèmes) –, lequel dossier comprend des extraits de journaux intimes, des rapports, des entretiens, des lettres…

Le cartographe des absences, de Mia Couto : anatomie de l'oubli

Le centre-ville de Beira (début des années 2000) © USAF/Domaine public

On comprend que cette alternance permet de confronter les époques, d’en éplucher en quelque sorte la nature, les différences, dans une perspective exploratoire et morale, mais l’écrivain ne se limite pas à ce simple jeu d’artifice narratif et fait de cette proposition formelle quelque chose de proprement fascinant. Car, si Le cartographe des absences raconte la visite d’un poète au statut quasi emblématique sur les lieux de son passé, explore ses contradictions, ses empêchements, sa douleur à découvrir d’où il vient exactement, à examiner en quelque sorte les secrets de sa vie – les relations de ses parents, l’engagement de son père, la violence traumatique de la guerre, la difficulté de la création poétique, la souffrance et la maladie qui entravent le poète –, il les confronte à des sources, à des éléments cachés, manipulatoires, à des documents qui tantôt confirment des versions du passé tantôt les contredisent. Cette tension, cette alternance formelle ne relève pas du genre, de plus en plus galvaudé, de l’enquête ou de la confrontation de la fiction avec l’histoire. Non pas ! Car Mia Couto instille dans chaque bribe qu’il livre au lecteur un élément de doute, de questionnement, introduisant une sorte de distance qui achoppe sur la puissance poétique qu’on lui connaît si bien et qui surgit, de manière plus mesurée, avec une force démultipliée.

C’est ainsi la nature même du texte qui change et on y perçoit le projet d’un livre très ambitieux. En effet, quelle est la nature de ce dossier ? Faut-il le lire comme un ensemble de documents complémentaires qui éclaireraient de manière univoque la réalité, le présent, la mémoire du personnage ? Ou bien peut-on le concevoir comme un ensemble de fictions additives, logées, faussement, dans le récit comme des contrepoints qui révèlent l’impossibilité de cette forme même, son artificialité ou sa dimension illusoire ? On penchera plutôt pour cette lecture incertaine, inconfortable, troublante. Et c’est dans ce mouvement même, de fictions dans la fiction, de délitement de la nature des textes, dans leur frottement plutôt que dans leur affrontement, que l’on peut chercher à comprendre ce que l’écrivain tente de faire devant l’histoire de « ce pays [qui] a peur de sa propre histoire », face à son traumatisme, et comment la langue, le poème, la voix de l’écrivain, peut y tenir un rôle.

Tenter d’interroger aujourd’hui ce que la fiction peut devant l’histoire, en affirmant que seule l’invention, la composition du faux en quelque sorte, peut permettre de tenir un discours responsable, vrai, face à l’horreur du passé, à la violence des guerres coloniales, portugaises en particulier, aux troubles qu’elle génère dans nos existences, à la violence et aux mensonges qui nous constituent, n’est pas chose aisée, car on préfère trop souvent la simplicité, la morale unilatérale, aux réflexions sur la complexité et les contradictions de nos histoires. Le livre de Mia Couto ne se contente pas de réfléchir le passé, de porter un regard sur un monde décolonisé hanté par des fantômes, il réfléchit la place du poète, et plus avant de la langue même, dans ce processus. En mettant en scène un personnage dépossédé de sa mémoire, il ne pense pas strictement l’histoire mais aussi la façon dont le poète peut la reconstituer, subjective, hantée, fragile. Le cartographe des absences raconte un traumatisme dont rien dans la vie ne peut nous libérer vraiment. Ainsi, entre les deux énormes tempêtes qui détruisent la ville, figuration cataclysmique qui ordonne une vision panthéiste du temps, l’écrivain raconte, non pas une véritable histoire que la forme révélerait, mais son impossibilité terrifiante.

Le cartographe des absences, de Mia Couto : anatomie de l'oubli

La fonction du récit n’est plus alors de dire ce qui est présent ou vrai, mais d’en énoncer l’impossibilité. Et si le roman est peuplé de personnages extraordinaires d’une très grande force – on pense à la femme qui photographie les corps après le massacre, à l’ancien serviteur devenu un responsable politique influent, au jeune Sandro dont la disparition et la « maladie » secrète hantent tout le roman, au père aussi évidemment, plein de faconde et un peu veule parfois, aux camarades de luttes ou au pêcheur mystérieux qui a repêché le cadavre de la mystérieuse Alamunda, figure prodigieuse et absente qui porte tout le récit… –, si un univers parfaitement maîtrisé se déploie, c’est d’autre chose qu’il est question. D’une sorte de revers de l’histoire, ce que raconte le livre avec un brio indéniable. De ce qui n’est pas – pas racontable, pas mémorable, pas advenu. Car Mia Couto parle du passé, de la guerre, de la violence, des troubles que provoquent à l’intérieur des êtres les fantômes qui nous hantent sans fin, mais il parle surtout de l’impossibilité de les connaître autrement qu’en les inventant.

C’est là la fonction du poète, son rôle indispensable. Celui non de reconstituer la mémoire mais de l’inventer, de la faire jouer autrement, d’admettre l’incongruité des fantômes dans la vie, et de les porter par la langue dans le champ de la fiction. Une manière de penser non pas la mémoire mais l’oubli comme une fonction centrale de l’existence, qui doit être prise en charge et que seule la voix poétique, la fantaisie du conteur, peut admettre, accueillir et partager. Comme souvent chez Mia Couto, la réalité semble se défaire, brisée par des incongruités qui l’altèrent ou des forces qui la dépassent. Ici, sous les dehors d’une forme lisible, plus organisée, plus commode que les fictions décomposées auxquelles il nous avait habitués, le grand écrivain mozambicain raconte les oublis collectifs et intimes, dénonce la violence politique et les massacres, interroge la capacité à s’en remettre, mais sans moraliser ou faire la leçon, en s’intéressant à l’ombre de l’histoire, à ce qui est invisible, tu, censuré ou refoulé. Il n’en raconte pas le retour mémoriel mais, bien au contraire, il pense notre capacité d’oubli, d’effacement, de réinvention. Et, sans poser de distinction morale entre les sortes d’oubli, il exprime la puissance de la langue, du poème, pour le combler, le travailler sans cesse, le remuer, le refonder. C’est en le cartographiant, en réfléchissant la valeur du geste de fiction, qu’il peut révéler, dans un monde qui l’oublie trop souvent, que la littérature sert à reconnaître ce vide effrayant que l’on affronte, à destituer le passé du poids qu’on lui accorde et à faire entrer le monde, le réel, le passé, dans la fiction, l’instituant comme ce lieu absolu et fascinant de la lucidité obscure.

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