Du Yémen au Canada

Dix ans après leur parution en anglais, les Mémoires de Kamal Al-Solaylee sont aujourd’hui traduits en français dans une édition proposée par Perspective cavalière et accompagnés d’une postface de l’auteur.


Kamal Al-Solaylee, Intolérable. Mémoires des extrêmes. Trad. de l’anglais (Canada) par Étienne Gomez. Perspective cavalière, 309 p., 22 €


Journaliste et universitaire canadien, Kamal Al-Solaylee est relativement peu connu du public français – ce qui explique sans doute ce retard dans la parution du livre. Au Canada, ses Mémoires lui ont valu plusieurs prix tels que le Toronto Book Award. La presse généraliste y a souvent résumé le livre à la confession d’un émigré venu d’un monde arabe (le Yémen pour être exact) rongé par l’intolérance et qui aurait réussi à s’accomplir grâce aux valeurs de la démocratie libérale occidentale. Il est vrai qu’un élément central de l’identité de l’auteur et de la trame de son autobiographie est la découverte de son homosexualité dans une société arabe qui considère aujourd’hui encore cette orientation comme une dangereuse déviance.

Intolérable. Mémoires des extrêmes, de Kamal Al-Solaylee

D’homosexualité, il est donc question dans Intolérable mais il serait réducteur d’y voir  l’unique thématique du récit d’Al-Solaylee : l’ambition de l’écrivain va au-delà. Mélangeant la trajectoire personnelle à la grande histoire politique, Intolérable est le récit de plusieurs décennies d’évolution du monde arabe. En somme, il s’agit d’un véritable Bildungsroman dans lequel nous découvrons le monde arabe de la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours, à Aden, au Caire ou à Beyrouth. La lecture de l’ouvrage est plaisante ; la prose est épurée et concise tel un long reportage. La réussite du livre est probablement moins à chercher du côté du style journalistique de l’auteur que de son ambition narrative.

L’ouvrage conte ainsi à la première personne l’expérience de son auteur, Kamal, né au Yémen en 1964 au sein d’une famille bourgeoise. Son père vit confortablement de ses rentes et aspire à inculquer une culture non seulement arabe mais aussi occidentale à ses enfants. Il s’agit pour le patriarche de faire d’eux une élite arabe et cosmopolite. Ces premières années sont décrites comme une sorte d’âge d’or, une « belle époque » que l’auteur décrit avec tendresse. Rapidement, le récit familial est bousculé par la dure réalité de l’histoire du Moyen-Orient. Au gré des vicissitudes politiques, le jeune Kamal et sa famille doivent abandonner le Yémen pour un exil qui ne sera finalement pas temporaire mais permanent :  la famille fuit Aden pour se réfugier à Beyrouth, la capitale libanaise pleine de vie du début des années 1970 – ce qui lui valait alors le surnom de « Genève du Moyen-Orient ». Mais ici aussi, la famille voit la société libanaise se désintégrer progressivement et ses communautés religieuses sombrer dans une guerre civile dont le pays ne s’est jamais vraiment remis. Alors direction Le Caire, qui fait encore figure de cœur culturel et politique du monde arabe. Hélas, l’Égypte est elle-même en proie à l’implosion avec le long conflit qui oppose le président Anouar el-Sadate aux Frères musulmans. Le leader égyptien qui signe les accords de paix avec Israël sera assassiné par les islamistes en 1981.

Après l’Égypte, une rupture s’opère entre le narrateur et sa famille. Cette rupture est d’abord psychologique : découvrant, non sans douleur, son désir homosexuel, il le cache à sa famille. Cette rupture est ensuite géographique : le jeune homme s’en va poursuivre des études universitaires au Royaume-Uni, puis plus tard au Canada, où il peut véritablement s’émanciper.

Intolérable. Mémoires des extrêmes, de Kamal Al-Solaylee

Kamal Al-Solaylee © Mark Raynes Roberts

Le rapport entre Occident et Orient aurait pu ici prendre une tournure manichéenne opposant le progressisme de l’un au fondamentalisme de l’autre. Al-Solaylee s’y refuse et propose une lecture qui s’avère plus complexe. Les pages les plus touchantes sont peut-être celles où il décrit le contraste saisissant entre sa condition d’universitaire reconnu à Toronto et celle de sa famille, de ses sœurs, qui subissent les ravages des guerres civiles ensanglantant le Yémen depuis plusieurs décennies. D’où la culpabilité de celui qui se voit comme un survivant, et qui s’interroge sur l’injustice lui permettant de vivre sa vie en toute liberté dans le confort d’un campus canadien alors que ses frères et sœurs doivent s’abriter pour se protéger des bombardements quotidiens de la coalition saoudienne. Il raconte, mélancolique, ses voyages annuels au Yémen lorsqu’il est étudiant. Il décrit avec une profonde tristesse le déclin de son père, abattu par des années de déracinement forcé. Leur dernier échange, en langue anglaise, révèle avec acuité la rupture dont ils sont victimes : « l’anglais, associé dans mon esprit à ma libération, ne l’était dans le sien qu’à son heure de gloire depuis longtemps révolue. Désormais, cet ex-anglophile ne parlerait plus qu’en arabe ».

Les dernières pages, aussi, sont fascinantes, sur le rapport d’amour-haine que l’auteur avoue entretenir avec ce Moyen-Orient pris en étau entre les islamistes et les juntes militaires. D’une part, il explique qu’il connait l’angoisse d’être chassé de son refuge canadien pour être renvoyé au Yémen : « plus la situation s’aggrave au Yémen, plus je m’accroche à ma vie à Toronto », comme si, à tout instant, l’émigré pouvait voir les fondations de son nouveau chez-soi se dérober sous ses pieds. D’autre part, le texte est aussi celui d’un Arabe qui a fui une région sans espoir mais qui n’en reste pas moins attaché à sa culture. Achevant son récit, Al-Solaylee décrit comment il aime aujourd’hui se balader dans Toronto en écoutant la musique arabe des années 1960, comme pour imaginer en quelque sorte la rencontre entre sa vie occidentale et un passé idéalisé, et recomposé, cette « belle époque », avant que les guerres civiles et les coups d’État ne viennent détruire les rêves de sa famille et de tant d’autres.

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