La ségrégation pendant la Seconde Guerre mondiale

À travers l’étude minutieuse d’un camp militaire où furent confinés 30 000 soldats noirs, l’historienne Pauline Peretz dévoile un aspect méconnu du ségrégationnisme qui régnait dans les années 1940 aux États-Unis : les politiques de l’état-major des troupes états-uniennes. Reconstituant l’histoire de ce lieu, au milieu du désertique État de l’Arizona, de son environnement, de son fonctionnement et de ses évolutions pendant quatre ans, elle étudie le destin ignoré de milliers de jeunes fantassins noirs, mis à l’écart du monde blanc, avant d’être envoyés combattre dans le Pacifique ou sur le front européen. Elle montre que la ségrégation ne fut pas le simple négatif de l’intégration, et comment cette « expérience » de Fort Huachuca constitua un laboratoire complexe et paradoxal des relations interraciales dans ce moment décisif.


Pauline Peretz, Une armée noire. Fort Huachuca, Arizona (1941-1945). Seuil, coll. « L’univers historique », 400 p., 25 €


Le lecteur pourrait douter un instant de l’intérêt de consacrer presque quatre cents pages à un camp militaire perdu dans un coin isolé de l’Arizona. Son doute se dissipera dès les premières pages tant on comprend vite que l’histoire qu’écrit Pauline Peretz au fil des pages du fort Huachuca n’est pas une étude d’histoire militaire – même si son érudition en la matière est remarquable. La mise en lumière du destin des soldats afro-américains pendant la Seconde Guerre dans ce fort de l’Arizona, vivant et s’entrainant séparés des autres troupes, quasiment enfermés sur le sol américain, placés dans des conditions rendant toute révolte impossible, permet une intelligence nouvelle des politiques raciales aux États-Unis pendant le second conflit mondial. Ce camp d’infanterie n’a pas été le seul à pratiquer la ségrégation stricte mais, dans cet espace proche de la frontière mexicaine, cette politique a été menée avec une radicalité sans pareille et dans des proportions incomparables – pour éviter tout contact avec les Blancs, les lieux de détente étaient habités par un personnel, jusqu’aux prostituées, exclusivement noir.

Une armée noire. Fort Huachuca (1941-1945), de Pauline Peretz

Vue aérienne de Fort Huachuca (années 1950) © CC0/US Federal Governement

C’est une expérience raciale terrible et unique que Pauline Peretz relate scrupuleusement, avec une rigueur qui permet de souligner la sophistication et la subtilité des multiples dispositifs élaborés et déployés par l’état-major de l’armée américaine. Pour étudier ce all black post singulier, l’autrice emprunte à la micro-histoire – dont la méthode consiste à « regarder à la loupe » le point le plus invisible qui soit et à ne rien négliger dans son analyse – et aux border studies, chères à Karl Jakoby – se saisir de ces lieux éloignés, à l’écart, pour montrer qu’ils sont le théâtre, par leur nature même, d’événements souvent négligés et pourtant d’une importance considérable. L’historienne, et c’est l’un des principaux apports de son livre, montre que ce lieu est révélateur des contradictions et des tensions qui traversaient alors la société américaine, notamment sa composante afro-américaine.

En septembre 1940, l’inclusion plus large des Africains-Américains dans l’armée, revendication en particulier de l’Association for the Advancement of Colored People, est entendue. Elle débouche sur le Selective Training and Service Act et ses deux clauses antidiscriminatoires : tout homme de 18 à 36 ans peut s’engager dans les forces terrestres et navales, quelle que soit sa race ou sa couleur de peau, et toute discrimination dans la sélection et l’entrainement des hommes est interdite. Dans les faits, le ministère de la Guerre, un mois plus tard, prône le maintien d’une grande partie des soldats africains-américains dans des unités non combattantes, l’emploi des Noirs dans des unités ségréguées ; il n’est pas question de « mélanger les soldats noirs et blancs au sein des mêmes régiments […]. Introduire des changements se ferait au détriment du moral et de la préparation à la Défense nationale ». Huachuca est donc dès sa constitution une anomalie, puisque l’ensemble de son effectif est composé de 14 000 soldats qui sont des fantassins noirs, dirigés par un commandement blanc.

Pauline Peretz a voulu pour commencer, comme c’est aujourd’hui de plus en plus souvent le cas en histoire, aller sur les lieux. Elle a foulé ce sol poussiéreux, non qu’elle ait espéré ressentir un peu ce qui s’était passé là-bas soixante-quinze ans plus tôt, mais pour saisir physiquement les conditions sensibles de ce lieu, le paysage dans lequel il s’inscrit, son ciel, son aridité, son éloignement aussi. Par ce geste, qui doit être pris au sérieux, l’historienne entre elle aussi symboliquement dans l’histoire de cet endroit. Ce fort a une histoire avant 1941 ; le poste a été créé en 1877 afin de protéger les nouveaux colons des révoltes apaches, puis pour sécuriser les mines d’argent. C’est depuis Huachuca que la capitulation du célèbre Geronimo est organisée. À partir de 1892, le poste devenu fort est le principal lieu d’attache des Buffalo soldiers, selon l’appellation donnée par les Amérindiens aux soldats africains-américains. Ces derniers sont ensuite chargés de surveiller la frontière avec le Mexique.

À partir des années 1930, se développe en Arizona un ensemble de forts à l’initiative du gouvernement fédéral, au point que cet État délaisse désormais bétail, exploitation minière et culture des agrumes et du coton pour se concentrer sur les forces armées. Bien qu’excentré, le développement de Huachuca s’inscrit dans cette dynamique, mais, camp d’une armée strictement noire, il a un statut singulier – les habitants de l’État, ceux de Fry, la ville la plus proche, en très grande majorité blancs, se méfient de ces hommes noirs, « inquiétante » communauté venue du Nord ou du Sud, perçue comme des plus dangereuses. Il n’existe pas en Arizona de ville ayant une communauté africaine-américaine importante et qui pourrait « attirer » les soldats. Ils sont seuls au milieu d’un monde blanc hostile.

Une armée noire. Fort Huachuca (1941-1945), de Pauline Peretz

Peretz plonge dans les vastes archives militaires mais aussi dans les archives personnelles des vétérans constituées par la bibliothèque du Congrès, en mettant toujours ces documents en rapport avec le contexte de l’Amérique des années 1940 et notamment la mise en place du régime ségrégationniste du Jim Crow dans le Sud ou l’importante presse africaine-américaine qui existe dans le Nord. Si son regard se concentre sur la vie dans le camp et alentour, l’historienne ne manque jamais de dézoomer, sur l’État de l’Arizona (en ce qui concerne, notamment, la sexualité), sur les autres camps militaires all black, et surtout sur le statut des combattant.e.s afro-américain.e.s dans l’armée américaine et sa réception dans la communauté africaine-américaine. Son enquête informe d’abord la politique du quotidien du camp, l’entrainement de ses soldats, l’ordinaire des jours, sans négliger la maladie ; elle fait aussi une large place aux moments de loisirs qui doivent être octroyés à ces milliers de jeunes gens pour que l’ordre règne et qu’aucune mutinerie n’ait lieu. Ainsi Peretz mène-t-elle une ethnographie rétrospective en creux à partir des photographies publiées du Signal Corps (l’agence de communication de l’armée), entre les lignes des rapports, ou parfois dans ce qui a pu être conservé des correspondances évoquant la vie au camp. L’autrice procède ainsi à une analyse spatiale de son « terrain », qui ne cesse, au fur et à mesure des mois, de se modifier pour devenir une véritable ville avec le camp d’entrainement, l’arsenal et ses bâtiments (administratif, casernement, terrains), puis l’hôpital, l’église, les magasins, le cimetière, et plus loin la ville de Fry, le Mexique… Mais aussi l’installation du « hook », à partir d’août 1942 : une vaste zone plantée de tentes occupées par des prostituées noires.

L’autrice analyse surtout les changements, les évolutions et les ajustements qui ont lieu tout au long de ces quatre années. Ce n’est pas une image figée du camp qu’elle révèle mais son histoire pendant ces années de guerre, qui sont aussi des années cruciales pour les Noirs, annonçant celles du combat pour les droits civiques. La quadruple ségrégation (d’unités, de lieux, d’activités et de genres) qui caractérise le fort Huachuca est dans un premier temps un moyen pour l’armée de satisfaire « à trois demandes-clés formulées par les organisations africaines-américaines : accueillir un nombre inédit de soldats noirs, accepter les femmes africaines-américaines en tant qu’auxiliaires et infirmières, et accorder des responsabilités nouvelles aux officiers africains-américains », relève Peretz. Très éloignée de l’intégration, cette solution du second choix (« second best ») va autoriser l’encadrement blanc à commettre de nombreux abus – « Fort Huachuca est un crime contre la race noire […], la preuve évidente que nous, les Noirs, on nous tient pour faibles, impuissants, et que nous ne sommes pas désirés », écrit anonymement un officier. Mais ce fort est aussi le lieu d’une reprise en main par les Africains-Américains au sein de l’armée de certains secteurs de leur vie, tels que la santé, la culture et le sport. L’autrice consacre ainsi plusieurs longs développements à la manière dont la culture afro-américaine est littéralement importée du dehors, par la venue de stars noires des années 1930 que peu de soldats avaient eu auparavant la possibilité de voir ou d’écouter. L’intention revendiquée du commandement dans cette valorisation est surtout, explique-t-elle, de détourner les soldats des prostituées et de les protéger des maladies vénériennes qui font des ravages dans le camp.

L’historienne montre comment le commandement joue de ces « avancées » : elle consacre ainsi un long chapitre à l’arrivée, en décembre 1942, de 300 femmes noires appartenant au Women’s Army Auxiliary Corps (WAAC) ; la direction du camp met en scène cette intégration alors même que les femmes africaines-américaines sont l’objet d’une forte discrimination au recrutement. La presse met en avant certaines d’entre elles, telle cette officier de 2e classe, Irma Cayton, qui est promue commandante de la 32e compagnie en même temps que son amie de Chicago, la lieutenant Violet Askins ; cette communication concilie les objectifs de la « double victoire » sur les puissances de l’Axe et sur le racisme. L’armée est très soucieuse de donner de cette expérience militaire féminine « une image de respectabilité irréprochable ». Aussi, en matière de sexualité, le régime n’est pas le même que pour les hommes, les règles appliquées aux femmes sont plus strictes : les femmes « fautives » peuvent être jugées devant une cour martiale et exclues pour comportement indigne jusqu’en 1943.

L’histoire de l’hôpital du fort (l’hôpital numéro 1) est sans doute la seule véritable expérience d’intégration qui eut lieu pendant la période considérée. Elle est des plus singulières. C’est en effet un hôpital ségrégué qui est construit – un personnel médical noir, soignant des soldats noirs, un autre hôpital accueillant les Blancs. Mais, très vite, la réputation du premier attire les officiers blancs et les civils des environs. La presse africaine-américaine, comme le Chicago Defender, s’empare de l’information et souligne « le travail que les médecins accomplissent ici pour faire tomber les tabous raciaux », montrant que le talent peut l’emporter sur les préjugés. Cette intégration que l’on pourrait qualifier d’intéressée (les considérations médicales priment sur la règle de séparation raciale) a néanmoins ses limites. Là encore, c’est le spectre de l’homme africain-américain hyper sexualisé qui vient interdire les actes d’obstétrique et de gynécologie. C’est aussi la brève création d’une formation ségréguée pour les infirmières au sein de l’hôpital qui fragilise cette politique d’intégration. C’est surtout la guerre qui rattrape cette expérience liée à la volonté d’un homme, le lieutenant-colonel Bousfield. Au départ de la 92e division d’infanterie, en juillet 1944, il est décidé de fusionner les deux hôpitaux. Bousfield demande à être démobilisé : il croit que cette intégration par la médecine va prendre fin. Il se trompe : cette expérience résolument novatrice a changé la donne, comme le montre une enquête interne. L’armée n’y fait pas grand écho ; l’état-major « la tolère pourtant puisqu’il ne l’arrête pas, alors qu’il en a parfaitement connaissance », écrit Peretz.

Une armée noire. Fort Huachuca (1941-1945), de Pauline Peretz

Fort Huachuca fermé (années 1950) © CC0/US Federal Governement

Dans son étude, l’historienne insiste en effet, comme dans le cas de l’expérience de l’hôpital, sur le fait que les politiques développées pendant ces quatre années tiennent beaucoup à la personnalité des commandants qui s’y sont succédé ou côtoyés. Peretz constate ainsi, en conclusion, que si l’on peut parler d’un camp-ghetto, celui-ci fut soumis à deux régimes raciaux différents : le premier, initié par le pragmatique colonel Edwyn Hardy, pétri de culturalisme, « a été une ségrégation classique, aménagée de manière à présenter des avantages pour les officiers noirs », tout en maintenant une séparation stricte au sein de sa 93e division ; Hardy soutient l’idée que « l’entre-soi » offre à ces jeunes gens de bonnes conditions de préparation au combat, que Huachuca peut constituer « le siège de la culture noire », comme il le dira après la guerre, et il y voit, plus modestement, le lieu d’avènement de l’intégration raciale dans l’armée.

Mais un autre régime racial s’est ajouté au premier, avec l’arrivée en avril 1943 de la 92e division commandée par le très « sudiste » général Almond. Étendant la ségrégation à de nouveaux lieux, confiant à des officiers blancs des postes à responsabilité tenus jusque-là par des officiers noirs au sein du camp, s’opposant à toute forme d’égalisation des statuts, Almond a refusé tous les aménagements demandés par Hardy. Si cette différence de régime n’a pas entraîné de révoltes comme dans d’autres camps, c’est notamment parce que les soldats, qui avaient peu de relations avec le dehors, ne pouvaient comparer leur situation avec celle des soldats blancs, et c’est aussi, très pragmatiquement, parce que la ségrégation stricte réservait de facto, en l’absence de concurrence, les équipements du camp, nouveaux et modernes qui plus est, à leur seul usage.

Les combats, dans le Pacifique et en Italie, révèleront les effets de ce régime de ségrégation : si la 93e division aura, contrairement aux rumeurs de désertions massives lors de combats en Papouasie-Nouvelle-Guinée, un comportement honorable, la 92e division faillira, déprimée et inquiète, en Méditerranée ; mais, lorsque plusieurs milliers de ses soldats intègreront la 95e division d’infanterie blanche en grande difficulté dans les Ardennes, cette intégration débouchera sur des succès militaires indéniables. Après la victoire alliée, un discours raciste persiste sur la 92e et sur l’incapacité des Africains-Américains à être de bons combattants ; mais l’armée américaine poursuit lentement sa mue intégratrice commencée sur le front.

Fort Huachuca ne voit pas cette réforme s’accomplir. En dépit de la mobilisation d’élus locaux, cette vieille enceinte isolée de tout est fermée et remise à l’Arizona. Après la guerre de Corée, le fort est rouvert afin de développer les technologies électroniques de combat, faisant table rase de son passé. En 2018, seuls les bâtiments désertés témoignaient de cette histoire, et quelques images dans le petit musée consacré à son histoire : « les voix des soldats n’affleurent que sous des formes extrêmement ténues ». Par cette étude définitive, Pauline Peretz les a sorties du silence, sans craindre de faire entendre aussi l’ambiguïté de certains propos des leaders de la communauté africaine-américaine.

Tous les articles du numéro 156 d’En attendant Nadeau