Fabien Camporelli, sociologue, spécialiste de la question des maitres-nageurs, retrace pour EaN l’émergence d’une profession nouvelle dans la France de l’après-guerre : celle des Maitres Nageurs Sauveteurs, issus des maitres-baigneurs du XIXe siècle.
L’histoire des maîtres-nageurs, encore appelés au XIXe siècle « maîtres-baigneurs » ou « maîtres-nageurs-mariniers-surveillants », remonte en France à la fin du XVIIIe siècle où, de manière très aléatoire et à un niveau local, des travailleurs privés commencent à remplir les fonctions de surveillance et d’apprentissage des nages dans un cadre marchand, davantage destiné à protéger et animer l’entre-soi de publics privilégiés qu’à préserver l’intégrité physique des populations. À partir de l’entre-deux-guerres, l’État français prend la mesure des risques de noyade, premier accident de la vie courante, et identifie le « savoir nager » comme le principal facteur susceptible de les écarter. Le droit, quant à lui, tient la procédure sécuritaire et le défaut de surveillance comme un autre élément central de la cause de l’accident. L’agrégation de ces deux responsabilités, individuelle et collective, donne naissance, au début des années 1930, à une doctrine préventive, le « nager-sauver ». La loi du 24 mai 1951 rend obligatoire la surveillance des baignades d’accès payant par du personnel spécialisé. Le titre de MNS (maître-nageur sauveteur), spécialement créé pour l’occasion dans un contexte où les populations, au lendemain de la guerre, prétendent à plus de protection (civile et sociale), officialise donc une profession.
Le métier des MNS, pourvu en 1952 d’une revue professionnelle, Nager-Sauver, et légitimé par un diplôme d’État, présente donc deux particularités. D’abord, il cumule deux compétences, sécuritaire et éducative (à titre de comparaison, un moniteur de ski n’est pas un pisteur-secouriste). Ensuite, contrairement aux communautés militaires instituées par l’État, comme le bataillon des marins-pompiers de Marseille ou le peloton de gendarmerie de haute-montagne (PGHM) de Chamonix, l’avènement des maîtres-nageurs trouve son origine dans des initiatives individuelles et collectives de « citoyens sauveteurs », de mariniers et de bateliers, d’anciens champions qui, pas à pas, ont fait émerger une profession clairement répertoriée.
En lien avec la culture française de la protection civile, quatre principes sont à la base de la doctrine du « nager-sauver ». Le premier fait dépendre toute décision de l’évaluation, de la détection et de l’analyse des risques. Le deuxième concerne « la prise de risque ». Issu du champ du sauvetage maritime et de l’acte citoyen, ce principe attend du MNS qu’il se porte au secours de tout individu en danger, même si l’environnement est incertain – d’où le recours excessif à la prévention et au « principe de précaution » de la part des élus politiques et/ou des propriétaires-exploitants d’établissements, peu désireux de faire courir des risques au public comme aux sauveteurs. Le troisième principe réside dans la « transparence ». La clarté et la vraisemblance des informations transmises par les maîtres-nageurs sur les dangers de la baignade impactent les comportements des baigneurs. De ce principe dépend le niveau d’adhésion et de confiance de ceux-ci face aux recommandations des professionnels de la sécurité aquatique. Enfin, un principe « d’harmonisation » guide les protocoles de prévention et d’intervention autant qu’il normalise le travail des maîtres-nageurs en institutionnalisant la responsabilité civile professionnelle (RCP) et en instaurant un devoir d’efficacité.
Si le travail en milieu naturel n’est constitué que de surveillances actives, de préventions avisées et d’interventions ciblées, les maîtres-nageurs en piscine, quant à eux, alternent les situations de surveillance et d’enseignement. Ils participent à la formation des élèves des écoles primaires, et animent aussi bien les leçons individuelles de natation que des cours collectifs de fitness aquatique pour un public dont les objectifs vont de la santé physique et mentale au bien-être social. S’il peut sembler moins exigeant, le travail du maitre-nageur ressemble par bien des aspects à d’autres métiers pourtant assez éloignés, comme celui de sapeur-pompier, de policier ou d’enseignant. Comme celui des soldats du feu, le travail du MNS nécessite un niveau technique, physique et psychologique permettant d’intervenir auprès de victimes en situation de détresse aquatique dans des conditions qui peuvent être faciles (en bassin intérieur) ou délicates (en mer agitée), mais qui sont toujours imprévisibles. Comme le sapeur-pompier traque le feu, le maitre-nageur traque les « non-nageurs », pour des raisons éthiques et professionnelles évidentes, mais aussi pour se garder des potentielles actions en responsabilité civile qu’un « défaut de surveillance » pourrait lui valoir de la part de la victime d’un accident.
Avec les policiers, les MNS partagent l’obligation du « maintien de l’ordre » dans les établissements aquatiques ou sur les plages du littoral. Les deux métiers se confondent d’ailleurs lorsque les CRS-maîtres-nageurs-sauveteurs, professionnels pourvus d’une autorité de police judiciaire, assurent l’été la surveillance des vacanciers sur les plages en même temps qu’ils garantissent la police des baignades. Avec les enseignants, les MNS ont en commun des activités de type éducatif qui supposent des contraintes d’objectifs, de temporalité et de publics spécifiques. Malgré la dénomination d’« éducateur sportif » à laquelle ils sont attachés, les MNS font un travail qui dépasse aujourd’hui la seule fonction enseignante. Ils occupent également le champ de l’animation, et plus récemment celui du coaching, lesquels renvoient à une autre facette du métier, libérale et mercantile.
Le MNS est donc là pour sauver et pour enseigner un « savoir nager » minimal ou beaucoup plus poussé. Il incarne la dimension sociale et morale de la protection des populations contre les dangers de l’eau en étant une présence bienveillante, une sorte d’ange gardien, sauveteur paisible qui, du haut de sa chaise de surveillance, veille à la quiétude des baigneurs insouciants. Cela n’est bien sûr qu’une vision idyllique, sans rapport avec une réalité sociale autrement plus complexe. Les fonctions à première vue vertueuses des maîtres-nageurs ne doivent pas faire oublier les dynamiques sociohistoriques et économiques complexes, les luttes difficiles menées au fil du temps, qui ont permis que leur travail passe de « petit job » saisonnier, plus traversé d’abord par des intérêts marchands que par des préoccupations sécuritaires, à un métier légitime de l’action publique ayant sa place dans la hiérarchie des professions.