Les petites mains de la science

Après L’ordre matériel du savoir (2015) et Une histoire émotionnelle du savoir (2019), l’historienne Françoise Waquet clôt sa magistrale trilogie d’histoire matérielle et sociale des sciences avec un ouvrage consacré aux « petites mains », techniciens, femmes ou scientifiques restés dans les limbes historiographiques, invisibilisés par les récits et les normes des institutions scientifiques dominantes. À rebours d’une histoire des idées mainstream qui n’accorde d’attention qu’aux grands noms des sciences, l’auteure démontre en acte qu’une histoire démocratique des savoirs est non seulement possible mais nécessaire. Une histoire de longue durée, remontant parfois à l’Ancien Régime, qui fait fi du partage traditionnel des disciplines.


Françoise Waquet, Dans les coulisses de la science. Techniciens, petites mains et autres travailleurs invisibles. CNRS Éditions, 352 p., 25 €


On se souvient de Georges Perec écrivain, mais l’histoire retient moins le documentaliste du CNRS. Comme le rappelle Éléonore Devevey dans son très beau Terrains d’entente. Anthropologues et écrivains dans la seconde moitié du XXe siècle (Les presses du réel, 2021), Perec partageait son temps entre « vie de laboratoire et travail d’écriture », son « poste d’auxiliaire de recherche servant avant tout à préserver sa liberté ». Or, combien de Georges Perec anonymes ont ainsi contribué à la marche de la science ? La première réussite du livre de Françoise Waquet est de donner à voir par de multiples exemples ces différentes situations dans lesquelles certains collaborateurs se sont trouvés marginalisés, invisibilisés ou tout simplement oubliés (le féminin serait ici de rigueur tant les femmes ont souffert – et souffrent encore – de cette relégation institutionnelle et symbolique). Pour ce faire, il s’agit d’abord d’identifier et de compter cette population hétérogène. Situer ce peuple de la science impliquait un immense travail de repérage dans différentes sources et publications, repérage des statuts des travailleurs (techniciens, précaires, contractuels de la recherche, etc.), des facteurs de domination, des tâches subalternes effectuées, des collaboratrices oubliées lors d’une publication alors qu’elles en avaient assuré une partie du travail.

Dans les coulisses de la science, de Françoise Waquet

En cela, l’enquête historique réalisée par l’auteure est particulièrement novatrice, en même temps que salvatrice. Elle rompt notamment avec une histoire française traditionnelle des universités qui, focalisée sur une élite, fait essentiellement la part belle à la « classe dirigeante », c’est-à-dire aux universitaires et autres détenteurs de chaires. Or, les coulisses des universités et des institutions scientifiques comme le CNRS sont souvent plus peuplées que la scène elle-même, coulisses indispensables à la visibilité et au travail des acteurs de premier plan – la métaphore théâtrale est empruntée à Erving Goffman par l’auteure. Repeupler l’histoire des sciences, c’est donc proposer un récit qui soit moins partiel et moins héroïque que d’habitude, un récit qui modifie aussi substantiellement l’histoire de la fabrique de certains savoirs. À l’exemple du Centre d’études sociologiques, institution phare des sciences sociales au CNRS après la Seconde Guerre mondiale, qui connaissait une forte hiérarchisation des fonctions et des statuts : de grands noms, universitaires parisiens – Georges Gurvitch, Gabriel Le Bras, Henri Lévy-Bruhl, Georges Friedmann… –, dirigeaient le Centre et de nombreuses enquêtes, secondés par des chercheurs contractuels finissant leur thèse, enquêtes finalement réalisées grâce à de nombreux vacataires. Or, malgré certains travaux récents, on connait toujours mal cette multitude de vacataires qui rendait possible, autant dans les sciences physico-mathématiques que dans les sciences humaines, le fonctionnement de telles institutions.

À ce titre, la dimension politique, précisément l’histoire des mobilisations de ces travailleurs précaires, aurait pu être davantage analysée, mais on manque vraisemblablement d’archives pour ce faire. L’ouvrage pourrait trouver ici matière à prolongement, puisqu’il existe de nombreuses situations où la contestation s’est ouvertement déployée. Ajoutons aux cas évoqués par l’auteure celui du Centre d’études sociologiques déjà mentionné : au printemps 1953, d’importantes protestations se sont fait jour contre la diminution des crédits de personnels et la suppression de nombreux postes de vacataires attribués aux chercheurs pour leurs enquêtes. De même, comme l’a signalé Patricia Vannier, « les vacataires de la recherche, mais aussi de l’enseignement supérieur, appelés les “hors-statuts”, constituèrent dans les années 1970 un mouvement en vue de leur reconnaissance institutionnelle » (Revue d’histoire des sciences humaines, n° 26, 2015). Aujourd’hui également, de nombreuses initiatives donnent à voir l’importance et la fonction de ces enseignants et chercheurs précaires. Toutefois, on peut difficilement reprocher à Françoise Waquet d’avoir principalement insisté sur les mécanismes de la domination, tant ceux-ci sont un invariant de la condition précaire.

Dans les coulisses de la science, de Françoise Waquet

Une laborantine à l’Institut Pasteur (1913) © Gallica/BnF

De façon particulièrement réussie, l’auteure analyse les différents signes d’inégalité : « aux uns, les idées et la signature, aux autres, les besognes subalternes qui pourraient être considérablement augmentées pour peu que l’on dépasse les seuls textes ». Cette domination ou invisibilisation est surtout vécue par les femmes dans les multiples métiers qu’elles exercent. Ainsi, la féminisation a été plus forte dans les professions administratives ou techniques de la recherche, indispensables à son bon fonctionnement : pensons aux techniciennes de laboratoire, gestionnaires, bibliothécaires, éditrices, secrétaires de rédaction d’une revue, etc., dont les missions ont souvent été peu valorisées et non reconnues à leur juste valeur. Si certaines sciences, comme l’ethnologie ou la géographie, ont connu une féminisation précoce (dès la première moitié du XXe siècle, comme l’ont montré les travaux de Marianne Lemaire et de Nicolas Ginsburger), il reste que le phénomène s’avère globalement assez récent. Le personnel technique s’accroit en effet avec l’essor du CNRS dans les années 1950 et 1960 ; les vacataires de l’enseignement supérieur, s’ils existent depuis longtemps, voient leur nombre augmenter avec l’explosion de la démographie étudiante à partir des années 1970 et le faible nombre de postes statutaires plus récemment.

Minorer l’activité de collaborateurs, et en particulier de collaboratrices, a longtemps consisté dans un refus de signature, ces dernières ne signant pas les publications auxquelles elles avaient pourtant participé, parfois au prix d’un travail acharné. Les exemples exhumés par Françoise Waquet sont édifiants – et toujours révoltants, pourrait-on ajouter. S’appuyant sur la remarquable biographie de la médiéviste russe Raïssa Bloch, exilée à Berlin puis à Paris et assassinée à Auschwitz (Agnès Graceffa, Une femme dans l’histoire, Belin, 2017), elle rappelle que celle-ci, contrainte pour survivre d’accepter différents emplois temporaires, fut scandalisée quand « elle apprit que nulle mention n’était faite de sa participation au troisième volume des Germania Pontificia, auquel elle avait consacré cinq ans de travail ». De la même façon, l’ouvrage Lire et écrire, signé de François Furet et Jacques Ozouf (Minuit, 1977), s’avère être une œuvre collective pour laquelle de nombreuses collaboratrices ont dépouillé des archives, établi des statistiques, formulé des hypothèses, rédigé des parties de chapitres, sans que jamais leur nom apparaisse. Une telle marginalisation se cristallise également dans la sphère domestique où les conjointes de savants ont souvent contribué au travail de leur époux (physicien, archéologue, historien, médecin, etc), en plus de prendre en charge les tâches spécifiquement matérielles et éducatives du foyer afin de décharger leur valeureux mari. En historienne des rites et configurations du savoir [1], attentive notamment aux formes paratextuelles – préfaces, dédicaces, remerciements, etc. – qui les révèlent, Françoise Waquet traque les multiples indices qui enregistrent cette participation. Afin de retrouver ces invisibles, elle s’est plongée dans un corpus de sources polymorphes (correspondances, témoignages, biographies, hommages, thèses) et a mené un impressionnant travail documentaire dans différents lieux de savoir.

Dans les coulisses de la science, de Françoise Waquet

Raïssa Bloch © Institut d’études slaves

À l’aune de cette enquête, on relit sous un autre jour certains des travaux de René Leriche, de Gabriel Le Bras, de Claude Lévi-Strauss – pour qui son épouse de l’époque, Dina Dreyfus, avait beaucoup travaillé au Brésil dans les années 1935-1938 –, mais aussi des historiens Lucien Febvre, Fernand Braudel, Robert Schnerb, Pierre Chaunu… C’est pourquoi, si « cet ouvrage ne vise pas à déshéroïser les grands noms de la science, pas plus qu’à célébrer le peuple des coulisses », il ne s’en départit pas moins d’une histoire axiologique et patrimoniale de la science qui érige des grands hommes et construit un panthéon. Ce que montre brillamment l’auteure, c’est que dans le processus de consécration de ces grands noms interviennent de nombreuses « petites mains », ne serait-ce que pour la réalisation de certaines recherches empiriques dont se prévalent ensuite ces différents savants, ce qui relativise ce partage entre les anonymes et ceux qui se sont fait un nom. Ce faisant, il s’agit de repeupler les sciences, en proposer une autre onomastique, notamment féminine. En réfléchissant aux processus qui ont invisibilisé une partie essentielle de la production scientifique, Françoise Waquet nous invite  à une meilleure compréhension de ce que « science » signifie. Mais reste une question, après avoir refermé ce livre remarquable : pourquoi les histoires des disciplines sont-elles souvent si peu démocratiques et si attachées aux grands hommes ?


  1. Françoise Waquet, Respublica academica. Rituels universitaires et genres du savoir (XVIIe-XXIe siècles), PUPS, 2010.
EaN remercie Agnès Graceffa pour son aide dans l’obtention du portrait de Raïssa Bloch.

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