Une enquête renversante

Quarante ans après sa publication outre-Atlantique, il était temps que l’enquête de l’anthropologue Vincent Crapanzano nous parvînt. Il s’agit du récit étonnant d’un jeune homme de Meknès au Maroc : Tuhami, trente ans (le même l’âge que l’auteur), simple fabricant de tuiles, vit à l’écart dans sa cabane, est très occupé par une démone (une « djinniyya ») qui le hante avec puissance. Fallait-il écouter ses sornettes ? En marchant, Crapanzano se dévoile : il ne comprend rien. Son journal s’ouvre sur une somme imprévisible de problèmes.


Vincent Crapanzano, Tuhami. Portrait d’un Marocain. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Dominique Bairstow. Anarchasis, 288 p., 16 €


Nous suivons Tuhami durant toute la saison des pluies. Il façonne chaque tuile, lui donne sa forme, la mesure, la fait sécher au soleil plusieurs semaines avant de la mettre dans le four pour la cuisson en fin de saison. Crapanzano va et vient, jour après jour, tente de trouver un sens à ce que son ami le tuilier lui raconte, s’interroge sur ces heures de silence. Mais quelles sont les règles de ces silences ? Est-ce un appât, une histoire sans paroles, une devinette ou une empoignade affective ? Ce temps passé ensemble provoque un fort attachement : pour l’anthropologue, Tuhami est « un homme dont j’ai appris à apprécier la douceur, dont j’admire l’intégrité, le caractère, les intentions et dont j’ai progressivement compris la souffrance ».

L’ancre est solidement fixée. Crapanzano ne croit pas une seconde aux rêves de Tuhami. Et pourtant, si c’était vrai ? Il s’accroche. Les affects le tractent, quitte à réduire la voile de la raison.

Tuhami, de Vincent Crapanzano : une enquête renversante

Sud du Maroc © Jean-Luc Bertini

Ils ne parleront finalement jamais de travail : « Les tuiles il faut les faire, c’est tout ». La piste se ferme ainsi âprement. Comme souvent, c’est l’enquêté qui choisit son terrain, non l’inverse ! Et Tuhami d’ouvrir les vannes aux esprits qui le hantent, des brouettes de contes qui lui viennent chaque semaine en tête, des histoires de luttes, de fascinations et de terreurs qui émaillent ses jours. Trois chapitres entiers sont des comptes rendus de ces récits. Du brut. Du Favret-Saada (Les mots, la mort, les sorts, Gallimard, 1977), soit une expérience ethnographique renversante ou le « je » de l’anthropologue se fissure, se découpe, s’effondre, en cherchant des branches théoriques auxquelles se tenir…  Ça craque !

Crapanzano plonge soudain dans une « autre réalité» dont le lecteur ne sait que faire : des récits d’évènements, de capture par une femme, de séduction lors de pèlerinages, de rivières et de la foudre tombante, des histoires d’empoisonnement et de sorcellerie, des choses qui arrivent « en récit » et qui nous tourmentent tant. Que faire de ces évènements réels ou rêvés ? Suffit-il de les écarter au nom de la raison, faut-il les emboiter dans une lecture psychanalytique ou présumer que la personne a bien fait l’expérience de ce qu’elle dit avoir vécu ? Le langage dit-il tout ce qu’il veut dire ? Faut-il tenir pour acquise cette transparence du langage ou bien traduire à coups de marteau ce fameux implicite qui fait le miel des sciences humaines ?

Le doute est là. À chaque page, chevillé au corps de l’ouvrage, on ne sait plus quoi penser. Crapanzano est « pris » au sens fort du terme, interroge une version puis une autre d’un même évènement, s’attache à relever des modèles de comportement suggérés par chaque récit. Avec lui, nous franchissons une nouvelle étape : « en citant des proverbes et d’autres expressions courantes issus de la sagesse populaire », quelques modèles d’action se font jour, notamment en matière de mariage et de traditions liées au sexe. Ses récits sont sans chronologie, un prophète, un calife, un prince perse ou un saint local cohabitent sans encombre au présent des conduites des femmes. Sur des pages entières, Crapanzano note les détails, les anges sur les épaules (celui sur la droite pour les bonnes nouvelles, sur la gauche pour les mauvaises), les fourmis sous la peau, les maladies si étranges.

Tuhami, de Vincent Crapanzano : une enquête renversante

Ainsi, le sens du pèlerinage, l’usage de symboles culturels et de rituels, s’éclaire au jour le jour. Ses songes deviennent des messages et des visitations qui permettent de « mieux se conduire et de conduire la conduite d’autrui ». Parce que Tuhami se trouve tous les jours dans le monde des femmes, épouses et concubines – ce qui est exceptionnel –, il apparait comme un messager en union avec les saints et toute autre puissance divine. En vertu de sa réputation d’expert des remèdes à base d’herbes et de ses potions magiques, ses qualités de conteur sont vivement appréciées auprès de femmes tandis qu’au croisement de rues des hommes le maltraitent de loin : « tête en l’air », « vieille peau » ou encore  «  sorcière ».

Ce qui est nouveau, c’est l’application de Crapanzano à s’écarter de ses savoirs,  à prendre note lorsque Tuhami communique avec la démone aux pieds de chameau ‘A’isha Quandisha, déesse pour la confrérie des Hamadcha. Une évidence dans le monde marocain, avec une succession de rituels et de récitations associées, de bains et d’eaux sacrées. Les saintes sont vivantes et actives. L’anthropologue entend rendre compte « de l’intérieur » de la manière dont Tuhami la convoque et dialogue avec elle.  Il s’approche plus encore. Il se blottit contre lui. Sa tête lui tourne. Tuhami serait-il pris dans une folle mythologie personnelle, un imaginaire religieux extravagant, une rêverie sans support avec des esprits ?

Pour répondre, Crapanzano écarte tout préalable théorique tellement rassurant au profit d’un double récit, celui tracé par les histoires de Tuhami et celui de ses propres réactions. On est « au vif » de l’enquête, dans le bouillon brûlant du journal.  Une attirance – malgré l’obligation de neutralité liée au métier –, quelque chose de physique qui augmente l’imagination de Crapanzano. « Et si j’écoutais attentivement même si cela me déplait ? »

On atteint le Graal de l’anthropologie ! C’est-à-dire restituer enfin une part du « for intérieur » d’un individu, rendre compte du « point de vue indigène » de ce qui le fait agir, penser, parler de telle ou telle manière. Et, en même temps, rendre compte de ses propres réactions. C’est par cette attache que la réflexivité du journal est saisissante. C’est grâce à cet attachement réciproque que « nous avons tâtonné en quête de références communes au sein de cet espace d’échange incertain ». C’est par ce « surcroît de confiance » que se délivrent des poignées de terre hors des sanctuaires, une ronde dans l’espoir de faire un rêve, d’entendre un message du ciel ou une visitation.

Tuhami, de Vincent Crapanzano : une enquête renversante

À Meknès (2019) © CC2.0/Paolo Gamba

Crapanzano nous fait entrer dans cette étrange procession d’émotions qui le submerge, et, par là, l’introduit dans d’autres sens possibles des pratiques du conte : « c’était comme s’il voulait me capturer, me rendre esclave par le pouvoir de la parole au sein d’une toile complexe où se mélangeaient fantasme et réalité – renverser si vous voulez, la relation coloniale que j’avais pu susciter en tant qu’étranger ».

Comme le fameux Menocchio de Carlo Ginzburg, ce meunier frioulan prêchant une si étrange cosmogonie qui permettait de saisir la force de l’Inquisition du XVIe siècle (Le fromage et les vers, Flammarion, 1980), nous voilà pris dans une histoire singulière, une réappropriation personnelle des ressources culturelles marocaines, du théâtre politico-religieux du pays, sur fond d’une très récente décolonisation (nous sommes dix ans après la fin du protectorat français). Ce renversement, en 1970, n’est-ce pas ce que nous pouvons déchiffrer de ce récit au présent, une relation coloniale de longue durée, une distance incommensurable à hauteur de toutes les dominations guerrières ?

Qui a enquêté sur une longue durée sait que les émotions agissent sur le travail réflexif, non sans résistance. Affects et concepts se livrent un terrible combat. Que ce soit dans la construction d’un portrait, le récit d’un cas clinique, un récit de vie, une biographie, la bataille entre concepts et percepts est violente. C’est une autre guerre que celle des canons. Des résidus de poussière, diront certains…

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