Oleg Sentsov, écrivain combattant

Ukraine

Les Récits d’Oleg Sentsov ont paru dans la collection « Présence ukrainienne » en 2017 (deux ans après leur publication originale en russe), alors que le cinéaste ukrainien, célèbre opposant à l’annexion de la Crimée et soutien de la révolution de Maïdan, était emprisonné en Sibérie après avoir été accusé de préparer des actes terroristes contre la Russie. Pendant sa détention, il a mené une grève de la faim de 150 jours. Soutenu par la communauté internationale, mais aussi par des artistes et des cinéastes russes et ukrainiens, il a été libéré à la faveur d’un échange de prisonniers entre la Russie et l’Ukraine le 7 septembre 2019. Il vit aujourd’hui en Ukraine où il se bat pour défendre son pays contre l’invasion russe.


Oleg Sentsov, Récits. Trad. du russe (Ukraine) par Iryna Dmytrychyn. L’Harmattan, coll. « Présence ukrainienne », 100 p., 12,50 €


Lorsque ce recueil parait, Oleg Sentsov est donc prisonnier en Sibérie. La publication, à la fin du livre, de deux lettres qu’il a fait parvenir de son lieu de détention, l’une en août 2016 et l’autre en avril 2017 (cette dernière ayant été lue à New York lors de la remise du prix PEN Club destiné à honorer chaque année un écrivain emprisonné), est d’autant plus percutante. Ce recueil est un texte littéraire, mais c’est également un texte de combat. Il fait entendre une voix que le pouvoir autoritaire a décidé de faire taire en l’exilant en Sibérie. La deuxième lettre d’Oleg Sentsov s’achève sur la nécessité de se battre, pour ses propres enfants, pour qu’ils « ne vivent pas dans un pays d’esclaves » ; et ce sont les mots de ses enfants qui restent en suspens : « Papa, quand est-ce que tu reviens ? »

Cette enfance qu’il faut aimer, toujours, parce que c’est, écrit-il dans une de ses lettres, « ce qu’il y a de plus précieux, ce qui reste après nous », est précisément la période à laquelle il consacre les huit récits qui composent ce recueil. Il adopte le point de vue de l’enfant qu’il était, mettant en lumière les minuscules événements qui constituent cette période de la vie, et son universalité. C’est pourtant bien d’une enfance soviétique qu’il s’agit : ces récits sont autant de témoignages de la vie sous le régime soviétique, dans un petit village de Crimée, puis lors de la chute de l’URSS, avec les difficultés immenses qui persistent pour ces villageois.

Oleg Sentsov : les Récits d'un écrivain combattant

Le dernier récit du recueil, « Les Makar », consacré à une famille de voisins d’Oleg Sentsov, est particulièrement déchirant. Prenant comme point de départ l’amitié entre deux garçons, Oleg et Makar, il décrit la décomposition progressive d’une famille. Des échanges de micromoteurs contre une boîte de petits Indiens ou de cow-boys en plastique de Hongrie donnent lieu à des négociations serrées entre enfants ; on joue aussi avec un char, relié par un fil d’un mètre de long, mais « le char ne sortait pas dans la rue, il était à usage domestique uniquement ». Les enfants grandissent, Makar, l’ami d’enfance, part pour le service militaire, en 1990, appelé en Extrême-Orient. Ses parents peuvent, au dernier moment, lui dire au revoir à l’aéroport, et la famille d’Oleg, qui possède une voiture, les accompagne. À l’arrivée, pas de Makar, et ses parents, « Oncle Micha avec son gros ventre qui marchait en canard et tante Katia, sur ses grosses jambes enflées qui trottinait », sont en plein désarroi dans l’aéroport, avec « leurs deux grands sacs où, à côté de la bouffe maison, étaient sans doute soigneusement rangées des cigarettes et une petite bouteille de gnôle ». La scène dit toute la tristesse et la misère de ces vies abîmées, par l’usine pour la mère, par le kolkhoze pour le père ; on leur enlève un fils sans même qu’ils puissent lui dire au revoir. L’éclatement de l’URSS a été terrible pour tout le monde, et plus encore pour les Makar, affirme le narrateur. Leur maison, abandonnée, dans laquelle personne n’a pu vivre ensuite tant elle est décatie, demeure alors que les membres de la famille sont dispersés, et c’est sur cette image que se termine le récit : « La clôture est toujours là, le grillage défoncé. Mais il n’y a plus personne pour l’escalader. »

Il y a pourtant encore quelqu’un pour raconter ces vies, cette époque : Oleg Sentsov. Au fil de ces textes courts, dont le premier, intitulé « Autobiographie », retrace les grandes étapes de sa vie en insistant sur son désir de faire du cinéma, Sentsov revient sur différents épisodes de son enfance, raconte des souvenirs qui font sens, qui déterminent sa manière de voir le monde, dans une langue qui tait l’émotion. C’est en effet par les images qu’il laisse filtrer les sentiments et touche le lecteur, lui-même absorbé dans ce mélange de retenue et d’émotion. Car Oleg Sentsov est bel et bien écrivain aussi, rapportant à la manière de petits récits d’apprentissage ces anecdotes de l’enfance qui n’ont en réalité rien d’anecdotique – elles livrent un point de vue sur le monde. Ainsi, « Le chien » ou « L’hosto » révèlent d’une façon faussement ingénue la manière dont l’enfant est capable de sentir et de voir bien au-delà de ce qu’il vit. Et, cela peut paraître étonnant, l’humour n’est jamais vraiment loin dans ces récits : Oleg Sentsov distille de manière assez subtile une autodérision qui augmente encore la force de ses souvenirs. Récits est un recueil à côté duquel il ne faut pas passer, tant pour ses qualités littéraires que pour ce qu’il dit d’une société, d’un monde, et d’un artiste qui se bat pour faire entendre sa voix.

Tous les articles du numéro 151 d’En attendant Nadeau