Autobiographie d’un artiste engagé

On le connaissait peintre, photographe, plasticien, documentariste ou encore architecte. Avec 1 000 ans de joies et de peines, Ai Weiwei s’essaie à l’écriture : une nouvelle œuvre hautement politique, comme la plupart des créations de l’artiste chinois.


Ai Weiwei, 1 000 ans de joies et de peines. Trad. de l’anglais et du chinois par Louis Vincenolles. Buchet-Chastel, 432 p., 24 €


Le ton est donné dès les premières pages : « En cette ère où je grandissais, l’endoctrinement idéologique nous exposait à une lumière si intense et si envahissante qu’elle faisait disparaître nos souvenirs, tout comme les ombres. Les souvenirs étaient un fardeau, et mieux valait s’en débarrasser ; très vite, les gens ont perdu non seulement la volonté, mais aussi la faculté de se remémorer le passé. Lorsque hier, aujourd’hui et demain se fondent en une brume indistincte, la mémoire ne veut plus dire grand-chose – elle est juste un danger potentiel », écrit Ai Weiwei.

En publiant son autobiographie, saga familiale sur trois générations, l’artiste chinois ne cherche pas seulement à préserver la mémoire de son père, ou à transmettre sa propre histoire à son fils. Ce texte est aussi pour lui une affaire politique, une nouvelle façon de se confronter au système autoritaire chinois et à son entreprise d’abolition de la mémoire. Le récit mêle ainsi l’histoire de la Chine du début du XXe siècle jusqu’à nos jours, et les parcours individuels d’Ai Qing, le père de l’auteur, d’Ai Weiwei lui-même, et dans une moindre mesure de son jeune fils, Ai Lao.

1 000 ans de joies et de peines : l'autobiographie d'Ai Weiwei

Ai Weiwei © AWW Studio

Né dans une famille aisée de la province du Zhejiang, Ai Qing (1910-1996) est considéré comme l’un des plus grands poètes du XXe siècle chinois. Le beau titre de l’ouvrage que publie son fils est d’ailleurs extrait de l’un de ses poèmes. Après une brève période passée en France au début des années 1930, Ai Qing rentre en Chine où il subit les tumultes politiques de son pays. Emprisonné trois ans par les nationalistes pour « trouble à l’ordre public au travers d’activités du Parti communiste », il fuit à Yan’an en 1941. Proche de Mao, il comprend assez vite que le futur président de la République populaire de Chine conçoit l’art comme un instrument politique et refuse toute liberté à la création. À Yan’an déjà, Ai Qing est soumis à des séances de critiques et d’autocritiques. En 1957, année de naissance d’Ai Weiwei, Ai Qing est qualifié de droitiste, exclu du Parti, démis de toutes ses fonctions et exilé dans une ferme de l’extrême nord-est du pays puis au Xinjiang.

Aux côtés de son père soumis à la « réforme par le travail », Ai Weiwei passera l’essentiel de ses vingt premières années dans les régions les plus inhospitalières du pays, au ban de la société. « Le tourbillon qui emporta mon père mit également ma vie sens dessus dessous, au point que j’en porte aujourd’hui encore les stigmates », écrit-il. De sa jeunesse dans un camp de travail du Xinjiang, où son père était affecté au nettoyage des toilettes publiques le jour, et l’objet de séances de critiques le soir, Ai Weiwei gardera « une aversion pour toutes les normes et les présupposés que les autres ne songeaient jamais à remettre en cause ».

Quand son père est autorisé à regagner Pékin en 1975, puis réhabilité en 1978, Ai Weiwei quitte lui aussi le Xinjiang et intègre l’Académie du cinéma de la capitale. Mais le jeune homme ne supporte pas l’atmosphère locale, la répression politique qui s’abat alors sur les participants du mur de la démocratie de Xidan. « Comme mon père avant moi, j’en vins à penser que la seule façon d’en sortir était de partir à l’étranger. »

Le récit se recentre alors sur Ai Weiwei : ses douze années aux États-Unis, sa vie en marge de la société, ses premiers pas en tant qu’artiste, ses débuts dans le militantisme, caméra au poing pour dénoncer les violences policières lors d’une manifestation new-yorkaise. Puis arrivent les événements de la place Tiananmen et le massacre des étudiants chinois : collé à la télévision, Ai Weiwei fulmine, organise une marche de protestation et une grève de la faim devant le siège de l’ONU. Lui qui pensait ne jamais retourner en Chine ne se sent plus à sa place aux États-Unis. En 1993, il rentre à Pékin : « Je repartais les mains vides, sans le moindre trophée. Mais certaines choses s’étaient enracinées en moi, qui prendraient cependant un certain temps pour faire surface ».

De fait, son retour dans la capitale chinoise est un peu chaotique. Ai Weiwei peine à se réadapter, se cherche en tant qu’artiste, explore différentes voies sans trouver sa voix. C’est finalement l’essor d’internet et son blog, de plus en plus politisé, qui lui permettront de s’affirmer : la notoriété du citoyen engagé a fini par faire celle de l’artiste, davantage à l’étranger que dans son propre pays. Ses œuvres se succèdent alors au rythme de ses confrontations avec le régime, qui culmineront par son arrestation en 2011. Ai Weiwei passera 81 jours dans une « prison noire », lieu de détention non officiel et coupé du monde, où il sera soumis à des interrogatoires quotidiens, sous la surveillance permanente de deux gardiens plantés dans sa cellule « comme deux statues de bois ». Libéré mais sous étroite surveillance, il quitte finalement la Chine en 2015 et vit désormais en Europe où l’avaient précédé sa compagne et leur fils. « Mon père, mon fils et moi avons finalement chacun pris la même voie, quittant le pays où nous étions nés. »

1 000 ans de joies et de peines : l'autobiographie d'Ai Weiwei

Ai Weiwei livre ici un texte qui lui ressemble : parfois touchant, parfois irritant. La première partie de l’ouvrage, consacrée à son père, à sa propre jeunesse et à ses années de formation, est particulièrement intéressante. Les similitudes entre la vie d’Ai Qing et la sienne dessinent en creux la continuité du régime chinois et de ses méthodes : père et fils ont vécu à l’étranger où s’est faite une partie de leur formation intellectuelle ; tous deux ont défendu, à leur manière, la liberté d’expression par le biais de la création artistique ; tous deux ont subi les foudres du régime, connu la censure, la répression et finalement la détention. Comme si rien ou presque n’avait changé dans la façon dont les autorités chinoises traitent ceux qui ne se plient pas à leurs attentes.

L’évolution du rapport d’Ai Weiwei à la politique est également bien rendue. Par petites touches, au fil des événements qui jalonnent sa vie et surtout de l’attitude des autorités chinoises à son égard, on voit l’individu se transformer en citoyen, l’artiste se muer en militant des droits, jusqu’à assumer son « rôle de provocateur ». On découvre la radicalisation progressive du discours et des actions, en réaction à la censure et à la répression. Ou comment un État autoritaire engendre ses propres opposants.

Le texte est en revanche moins convaincant lorsqu’il s’éloigne du registre du récit pour se livrer à de grandes considérations sur l’art ou sur la société. Campé dans son rôle de redresseur de torts, Ai Weiwei se fait parfois donneur de leçons. « Face à l’autoritarisme, la plupart des commissaires d’expositions et des artistes perdent leur pouvoir de parler, rendant nulles l’esthétique et l’éthique par leurs compromissions morales. Pour ma part, je ne suis pas enclin à la compromission », assène-t-il à propos de la scène artistique en Chine. « Ce qui en a dérangé plus d’un dans le monde de l’art, c’est que j’ai demandé aux autres de prendre position. Selon un avis, je refusais la « liberté négative » des autres artistes – en d’autres termes, leur liberté de jouir du droit de ne rien faire du tout. Dans un État qui ne garantit pas les droits politiques des citoyens, ni la liberté d’expression, ni la liberté d’association, où se situe la « liberté négative » ? Dans cette Chine insaisissable, la « liberté négative » n’est qu’un autre nom pour la couardise et le cynisme ». Les artistes chinois qui se débattent pour continuer à créer, malgré les risques que cela représente, apprécieront sûrement. Encore faudrait-il pour cela qu’ils puissent lire cet ouvrage, évidemment interdit en Chine.

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