« Écrivain, peintre, prostituée », telle est l’épitaphe de Grisélidis Réal (1929-2005), qui vécut telle qu’en elle-même la vie la changea. Ses poèmes, hauts en couleur, sont désormais rassemblés en un seul volume, qu’une biographie admirative de Nancy Huston complète heureusement.
Grisélidis Réal, Chair vive. Poésies complètes. Seghers, 256 p., 17 €
Nancy Huston, Reine du réel. Lettre à Grisélidis Réal. Nil, 176 p., 16 €
On ne naît pas Grisélidis Réal, on le devient. Et comment ! Et comment ? En passant par la case Suisse, une mère, luthérienne à l’excès, le père, magnifique de culture, trop tôt disparu, hélas, le sanatorium à quatorze ans, une « enfance massacrée » dira-t-elle, puis c’est la drogue, la fuite en Allemagne de l’Ouest, les amants dérivants, quatre enfants de trois pères différents (pour combler le manque évoqué plus haut ?), le métier de pute assumé, la peinture essayée, la littérature enfin, les livres sur soi, la reconnaissance, la postérité comme à portée de main.
Tout cela se trouve fort élégamment retracé par Nancy Huston, dans un petit livre-lettre qui tient à la fois de la biographie et de l’exercice d’admiration et qui permet à l’auteure de Tombeau de Romain Gary de plonger corps et âme dans le corps et l’âme d’une lointaine et pourtant proche sœur en existence, féministes griefs compris. Préférant, ô combien on la comprend, le tardif « personnage de Pute au grand cœur et grande gueule » à celle qui, dans ses plus sombres années, prend des coups et en redemande… Et voilà donc que la vie de Grisélidis Réal se trouve dans le même temps continuée par un livre de poèmes, comme une surprise sur le gâteau !
Surprise ? Car, oui, Grisélidis Réal eut un autre métier en plus de ses autres métiers, le plus inattendu peut-être. Et d’ailleurs, pourquoi poète, et pas poétesse ? Parce qu’elle ne se serait sans doute pas posé la question, ou bien parce que le mot n’est pas vraiment beau, ou bien parce qu’il y en a déjà un autre et qu’il est pris, et qu’elle a envie de le prendre à son tour. Et pourquoi métier alors ? il faut peut-être l’entendre comme celui qui sert à tisser : les mots qui viennent de la vie, de sa vie donc, avec autant de hauts que de bas, des aléas en veux-tu en voilà.
Dans ses poèmes, Grisélidis Réal appelle une putain une putain et une passe une passe : « Je te donne mon corps / Pour ton sale argent / Je suis jeune comme un astre et je brille / Tu es vieux et ressembles à une bête ». De même, elle raconte mélancoliquement ses amours tortueuses, sinon torturées, voire tortureuses : « Toi ma grande étoile de mer / Qui fends l’eau calme de mes nuits / Toi ma méduse vagabonde / Errant sur des horizons morts / Toi mon grand poulpe inassouvi / Dont les bras noirs me violentent / Tu bois la pulpe de ma vie ». La prison, elle l’évoque comme on tutoie le silence, la peur : « Le cliquetis des clés / La serrure qui tourne / À travers chaque porte / Un œil nous voit ». Et puis le reste, qui est encore la vie et toujours la poésie : être fière d’être cette Femme, étonnant poème-offrande (« À tous mes Amants, présents et futurs »), être amoureuse derechef (du même et pas du même : « RODWELL / Ton nom bat comme une aile / De phalène brûlée), être désabusée, au bout du rouleau et puis renaissante à nouveau : « Aujourd’hui j’ai le droit de rire et d’être heureuse / Aujourd’hui le temps blesse les branches amoureuses ».
On entend d’ici les puristes et autres défenseurs d’une poésie millimétrée. Poèmes pas assez ceci, pas assez cela. Phrase moindre ou de trop grande envergure, ampoulée aux entournures. Mais si ce n’est pas de la poésie, qu’est-ce que c’est alors ? Du sang, du miel, de la rosée et de l’alcool. Tous mots qui appartiennent à un poème de Grisélidis Réal comme ils appartiennent à la symphonie d’un monde qu’elle tente de mettre au jour. Son monde à elle.
Car nul doute que ces poèmes sont des lettres cachetées-décachetées. On y lit le cœur de Grisélidis Réal à nu, comme on voit à qui elle s’adresse (magnifique poème « Les prisonnières » dédié « À toutes celles qui sont enfermées »). Elle ne parle pas d’elle, elle parle depuis elle, aux autres, pour les autres : « Oh taisez-vous, tendez vos mains / À travers les murs épais – / Et qu’un cœur mourant batte / Et c’est toujours le même / Car tout nous est commun. » Oserait-on le terme de poésie militante ? Oui, si l’on veut bien entendre la chose dans sa racine même : qui se bat, les armes à la main, jamais au grand jamais déposées.
À un moment, au début des années 1970 et pour longtemps, la source se tarit, Grisélidis n’écrit plus de poèmes ou presque. La mort de sa mère, le plus violent des amants rencontrés, la décision de rejoindre la lutte des prostituées en France y sont sans doute pour quelque chose. Nancy Huston parle à cet égard d’un « hiatus total ». À la merveilleuse et térébrante exception de cet « Adieu à un chat défunt », portrait d’amoureux, « Moitié clochard, moitié voyou », autoportrait d’amoureuse : « Salut vieux frère / Nul ne saura où reposent tes cendres / Si tu te fais les griffes en Enfer… » Le lecteur la pleure, déjà.
Pourtant, les poèmes de la fin sont peut-être les plus touchants, parce que les plus vibrants, les plus vivants, et en même temps les plus au bord de la mort. Grisélidis Réal ne se dérobe pas, plusieurs dernières fois. Regarde en arrière : « Ma vie s’est déroulée / Comme un long serpent noir / Aux écailles d’argent ». Regarde devant elle, droit devant : « Dansez tubulaires dansez / Votre ballet de cortisone / Sur le ciel jaune de l’hiver / À deux mètres et plus de hauteur ». C’est « l’ombre funeste du cancer » qui guette, gagne du terrain. Mais pas encore, pas tout à fait. La poésie a son dernier mot à dire, la poète avec elle, ses couleurs qu’elle trimballe, son bouquet d’adieu : « Hortensias au sang bleu, roses échevelées / Chardons porteurs d’épines aux lames meurtrières / Dahlias pourpres, Œillets blancs, giroflées d’or brûlée ciel / Tournesols lourds de graines défiant le soleil / Qu’on laisse sur ma tombe une vasque de pierre / où les oiseaux viendront boire dans la lumière / Une eau si pure qu’elle aura le bleu du ciel ». Reste un ultime « Pas de deux » : « Regarder la mort / Les yeux dans les yeux / … Laissez-nous encore / Un dernier instant / Caresser la vie / Vêtue de son double : / SA DERNIERE MUE ». Saurait-on mourir mieux ?