L’histoire sans fin de la fin des avant-gardes

À première vue, trouver ses marques dans une histoire des avant-gardes courant sur plus de six cents pages pourrait sembler compliqué, et passablement fastidieux. Fastidieuse, l’entreprise l’est, mais elle s’avère en revanche assez peu compliquée puisque, pour l’essentiel, le troisième opus de Béatrice Joyeux-Prunel reconduit les lieux communs disséminés dans les quelque deux mille pages qui composaient les deux premiers [1].


Béatrice Joyeux-Prunel, Naissance de l’art contemporain 1945-1970. Une histoire mondiale. CNRS Éditions, 608 p., 28 €


Une histoire à laquelle Béatrice Joyeux-Prunel introduit en annonçant que « c’est aussi l’histoire d’une catégorie et de sa mort : l’avant-garde », et qu’elle conclut en avertissant qu’« il serait téméraire d’affirmer que l’avant-garde ‟est morteˮ ou qu’il n’y en aura ‟jamais plusˮ ». Où le lecteur comprend d’entrée que cette histoire est d’autant plus infinie que la notion d’avant-garde y demeure indéfinie. « Les avant-gardes sont ici définies comme des groupes se prétendant novateurs, ou considérés comme tels, et qui furent parfois réellement à contre-courant des pratiques artistiques dominantes de leur époque », énonce l’historienne, éclairant du même coup le regard qu’elle pose sur son objet d’étude : « Savoir si tel artiste fut plus novateur que les autres, cependant, ne me préoccupe pas. Je pars d’une perspective sociologique et historique plus qu’esthétique. » Une perspective qui détermine aussi sa position : « je ne crois pas à l’autonomie de l’avant-garde », d’autant moins, ajoute-t-elle, « que ce mythe permit la domination culturelle, marchande et critique de petits groupes basés essentiellement à Paris et à New York ».

Le problème, c’est qu’en ne différenciant pas les mouvements avant-gardistes des courants modernistes, comme le faisait par exemple Peter Bürger en 1974 dans sa Théorie de l’avant-garde, Joyeux-Prunel s’en prend à un mythe que l’avant-gardisme voulait justement battre en brèche : celui de l’autonomie de l’art. Une difficulté de principe que l’autrice surmonte en arguant que l’hétéronomie politique revendiquée par les avant-gardes masque en réalité une dépendance économique qui, à l’examen, se révèle être une véritable stratégie d’insertion sur le marché de l’art. « En fait, tout le monde était intégré au marché. Et tout le monde se faisait passer pour un paria », résume-t-elle.

Naissance de l’art contemporain, de Béatrice Joyeux-Prunel

Marionnette créée par George Grosz © CC/Rolf Dietrich Brechner

Le cas d’Yves Klein est à ses yeux emblématique – et à ceux du lecteur il devient significatif du type d’écriture de l’histoire choisi par Béatrice Joyeux-Prunel, qui le présente en tête de section comme le « singe rageur du système ». Rappelant qu’il ne put faire reconnaître en France ses grades de judoka obtenus au Japon, elle feint de s’interroger : « Parti purger son échec en Espagne, Klein s’était tourné subitement vers la peinture. Avait-il noté la croissance du marché ? » Car, en bonne logique, au regard des faits historiques et des procédés rhétoriques par lesquels elle en rend compte, l’autrice glisse ici une insinuation formée à partir d’une hypothèse, laquelle suggère une causalité sur la base d’une corrélation.

D’où une certaine confusion, récurrente sous sa plume, dans l’élucidation des enchaînements historiques, et le sentiment chaque fois plus net que les formules maladroites ou malencontreuses expriment moins un laisser-aller de l’analyse qu’elles ne trahissent ses partis pris. Rappelant le statut qu’avait acquis Pablo Picasso après Guernica, l’autrice écrit par exemple : « Ce qui sauvait Picasso, c’étaient peut-être les derniers régimes fascistes », au sens où, il vaut la peine de l’expliquer, ceux-ci le maintenaient malgré tout au rang de paria revendiqué par l’avant-gardisme.

Dans le volume consacré à la période 1918-1945, Béatrice Joyeux-Prunel considérait déjà que Guernica, dont le titre, expliquait-elle en 2017, fait allusion au « nom de ce village-étape sur le chemin du pèlerinage vers Saint-Jacques-de-Compostelle », comme si cette situation sur la carte du tourisme religieux avait quelque chose à voir avec sa destruction, ne faisait qu’introduire, « sous un prétexte et un sujet politiques, l’expression d’agonies insupportables relues par le surréalisme et ses propres déformations de la figure humaine », et que le tableau entérinait ainsi « une dichotomie manichéenne entre pacifisme paysan et agression mécanique de la Luftwaffe ».

Dans le même esprit, le Grand tableau antifasciste collectif, dont Émilie Goudal a rappelé les pérégrinations muséales pour n’être pas Guernica aux yeux de certains conservateurs français, est envisagé par Joyeux-Prunel comme un coup. « Le 14 juin 1961, la police milanaise le saisit pour atteinte à la religion. Les avant-gardes ‟antifascistesˮ marquaient un point supplémentaire : la police avait réagi. » Si l’on ne comprend pas bien la raison d’être, ici, des guillemets dont l’autrice encadre « antifascistes », on reconnaît cependant aisément dans l’interprétation qu’elle donne de cet événement celle qu’elle faisait en 2017 de la condamnation par la censure allemande de la série Gott mit uns (1919), du dadaïste George Grosz, qui fut avant tout, selon elle, un « scandale parfait pour augmenter les ventes ».

Naissance de l’art contemporain, de Béatrice Joyeux-Prunel

« Grand tableau antifasciste collectif » (1960) au Museo Reina Sofia en 2019 © CC/RevolWeb

En d’autres termes, il n’est pas d’engagements, il n’y a que des compromissions. Un point de vue justifiant que, à propos cette fois des galeristes sous l’Occupation, Béatrice Joyeux-Prunel affirme que « tout le monde avait plus ou moins trempé dans la collaboration marchande ». Une assertion qui tait désagréablement les trajectoires brisées des marchands d’art juifs de France qu’a rappelées Emmanuelle Polack dans Le marché de l’art sous l’Occupation (2019). Mais qui rend un son plus désagréable encore lorsqu’on l’articule à la vision que l’autrice développait il y a quatre ans de la collaboration des artistes, dans laquelle « il y avait de tout : communion (rare) à l’idéologie nazie, ou encore (peu courante chez les artistes modernes) au côté ultra du régime de Vichy, plus probablement un conservatisme idiot et de l’opportunisme ».

Bien que les historiens de la période ignorent sans doute encore à peu près tout du côté « juste milieu » du régime de Vichy, cela fait beau temps qu’ils rencontrent l’argument de la bêtise, brandi par les élites françaises dès la Libération pour s’excuser d’avoir été complices de l’irréparable. Si Joyeux-Prunel cherchait vraiment une cause à la rage qui étreignit les membres de certaines avant-gardes après la Seconde Guerre mondiale, elle la trouverait au moins en partie dans cette phrase d’elle. Mais leur colère lui reste incompréhensible. Une incompréhension qui prend d’ailleurs une tournure tragicomique lorsqu’elle s’intéresse longuement à « une avant-garde bestiale », en l’occurrence les actionnistes viennois.

L’historienne multiplie alors les questions : « Qu’avaient vécu ces artistes pour être capables d’une telle puissance décréatrice ? » « Les artistes concernés vivaient-ils un enfer, pour le mimer si crûment ? » « On s’étonne presque de ne pas trouver parmi les victimes des enfants. » Sur ce dernier point, on s’en étonne en réalité d’autant moins qu’il y en eut, que des enfants furent effectivement abusés dans la communauté sectaire que créa par la suite Otto Muehl ; une secte qui n’était pas un Lebensborn réinventé, le Lebensborn où les nazis ne pratiquaient pas non plus la « gestation pour autrui », comme l’écrit l’autrice coup sur coup. Mais c’est lorsqu’elle s’attache aux animaux sacrifiés au cours de performances, et avoue le désarroi qu’elles lui causent, que le tragique le cède au comique pour de bon : « L’agneau faisait référence au sacrifice de Jésus, réitéré comme si celui du Christ n’avait pas suffi ».

Un aveu en forme de confession pour celle qui admettait, en conclusion du précédent volume, avoir parfois « succombé à certains travers subjectifs », en particulier pour son étude critique du surréalisme qu’elle fit, reconnaissait-elle sans rire, à l’aune de « Matthieu 7, 1-12 ». Sur le passage exact auquel elle se référait alors (« Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés » ou bien « Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ? »), Joyeux-Prunel ne disait mot. Elle se montre en revanche beaucoup plus diserte sur l’aune à laquelle elle entend mesurer l’insondable cruauté de l’actionnisme viennois à partir de la section intitulée : « Freud pour mieux comprendre ».

Naissance de l’art contemporain, de Béatrice Joyeux-Prunel

L’historienne s’y livre alors à une psychanalyse un brin ésotérique des patronymes de Muehl, Nitsch ou Schwarzkogler, guidée par une question elle aussi sans réponse : « Ces artistes se laissaient-ils dicter leur comportement par la force obscure de leurs noms ? », demande-t-elle, avant de revenir sur le terrain religieux pour l’abandonner de nouveau au psychanalytique. « Le registre de la possession semble apte à décrire ce qui peut s’être passé dans les têtes et les cœurs de ces artistes : une pulsion d’autodestruction par impossibilité de se distancier des figures détestées, incapable d’individuation, enlisée dans l’Œdipe, féroce et amère, pulsion que semble n’avoir même pas habitée l’espoir d’ouvrir les esprits, de panser les blessures ou de changer le monde ».

Béatrice Joyeux-Prunel n’élude pas complètement ce que, dans la section suivante, elle désigne comme « la charge d’une histoire trop récente », et les données biographiques qu’elle rappelle sont tout de même d’un autre poids que celui prétendument attaché à leurs noms respectifs. Mais lorsqu’elle déduit de cette pesée que « c’était bien d’Autriche que le pire était né, et renaissait en 1962 », elle opère à nouveau un raccourci qu’il faut bien qualifier d’aberrant tant sur le plan historique qu’épistémologique, et qui replonge le lecteur dans la confusion. Quand enfin elle clôt ce chapitre en soutenant que « l’actionnisme viennois ne fut pas qu’une mystique ; ce fut aussi une stratégie », on n’est pas seulement tenté de lui opposer que tout ce qu’elle en a dit prouve exactement l’inverse, mais que si tel était le cas son analyse aurait dû en élucider le sens.

Il est un dernier point, qui n’est pas tout à fait sans rapport, sur lequel revient incidemment l’autrice de Naissance de l’art contemporain à plusieurs reprises. Elle le mentionne en évoquant le Pop Art, qui, écrit-elle, « ne portait pas d’histoire, ce qui était parfait pour une génération états-unienne qui n’avait pas appris l’histoire et qui ne voulait pas du passé ». À cette période, la faute en revient, d’après elle, au « système des high schools », dans lesquelles « l’organisation même de la vie scolaire aux États-Unis renforçait les normes adolescentes de refus des apprentissages ». Sur la génération dada, l’historienne avait auparavant décliné une thèse identique : « la plupart des dadaïstes écrivains venaient des classes lycéennes dites “modernes” », notait-elle, estimant qu’en conséquence « ils n’avaient pas intériorisé l’immense valeur accordée aux humanités classiques par les générations précédentes ». Par contraste avec ces deux exemples, elle signale en passant, à propos cette fois des membres du Gruppo T de Milan, que « tous avaient reçu une éducation traditionnelle solide ».

Dans ces conditions, on ne saurait dire jusqu’à quel point l’histoire des avant-gardes telle que l’a conçue Joyeux-Prunel nourrit l’ambition de renforcer cette « éducation traditionnelle », voire de renouer avec elle. Il est clair, cependant, que, par leur format et l’abondance des références bibliographiques qui y figurent (« une bibliographie, quoique importante, peut être trompeuse »), ces trois ouvrages revendiquent une place de choix sur le sujet, même si leur autrice projette sur ses objets d’étude les ressorts de sa méthode. Le climat étant favorable aux procédés qui consistent à invoquer une démarche critique pour faire valoir ses propres visées stratégiques, il est probable, du reste, que ces trois livres finiront par conquérir une telle place.


  1. Béatrice Joyeux-Prunel, Les avant-gardes artistiques. Une histoire transnationale, 2 vol. (1848-1918 et 1918-1945), Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2016 et 2017.

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