Leçons de poésie fugitive

D’ordinaire, lisant un recueil nouveau, je prends des notes pour une éventuelle recension. Il arrive que mon feuillet reste presque vierge ; d’autres fois, au contraire, annotations et passages à citer foisonnent : signe qui ne trompe pas. C’est le cas de ces poèmes simples de Jacques Roubaud.


Jacques Roubaud, Chutes, rebonds et autres poèmes simples. Gallimard, 104 p., 12 €


Pour convaincre un lecteur hésitant, il suffirait presque d’en recopier quelques-uns. Celui-ci par exemple :

87 années s’éteignent

imprécises

      mes années vacillent

             je peux tout juste extirper

      de l’une, incertaine

une image

Que la poésie soit d’abord forme, c’est-à-dire nombre, Jacques Roubaud – à rebours d’une certaine pratique contemporaine – en administre à nouveau la leçon. Après les 4 000 courts tercets de Tridents (Nous, 2019), d’un patron inflexible (5 / 3 / 5), il donne à lire une série de sizains d’une mesure étrange : 3 / 5 / 7 / 5 / 3 / 8, le dernier vers noté en italique, peut-être pour le séparer de la série impaire qu’il conclut – toute poésie aujourd’hui est plus ou moins boiteuse. Le compte total donne 31 syllabes, ce qui n’est pas sans rappeler le fameux Trente et un au cube (Gallimard, 1973). À cette règle, hormis quelques écarts minimes (l’octosyllabe en tête par exemple, comme ci-dessus), il se tient strictement, au prix parfois de quelques acrobaties, élisions (« esclaff’ment ») ou emprunts à l’anglais.

Chutes, rebonds et autres poèmes simples, de Jacques Roubaud

Jacques Roubaud © Jean-Luc Bertini

C’est d’abord un recueil à visée intime. S’astreignant à écrire un poème tous les jours, Roubaud exhume pour sa femme quelques souvenirs d’un quart de siècle de vie commune. On est loin des grandes machines formelles qu’il agençait autrefois. Du fait de la brièveté de la mesure, le recueil forme un kaléidoscope d’images à peine fixées qui restituent en vrac, arrachées au « bric-à-brac spectral / du passé », des sensations fugaces, des réminiscences de scènes parisiennes, des voyages dont ne subsistent que quelques éclats modestes ou dérisoires – un lavoir de campagne, un bureau de poste à Londres (la ville étrangère qui lui fut sans doute la plus familière et où, regrette-t-il, il n’ira plus), les « limaces noires de Nässjö » –, où l’oubli multiplie les points d’interrogation. Scènes de ville plutôt que de nature, d’une vérité nue, qui ne cherchent pas à rivaliser avec la méditation ou la prière. La forme brève choisie aurait pu lorgner vers le haïku et, comme celui-ci, céder au vertige de l’éphémère : c’est rarement le cas – et, alors, avec bonheur :

l’eau reptile

      se pousse sans bruit

              sous les remparts délaissés

      les enfants ont bu

leur enfance

et s’en vont vieillir, sans y croire

Mais c’est plus qu’un album de vieilles images. De la première à la dernière page, jetant son ombre sur beaucoup de scènes, est suspendue la « nuit sans date » qui guette l’auteur, de façon d’autant plus insistante que ces vers furent écrits en 2020, « aux jours de covid-19 ». Les poèmes de la désuétude (l’auteur ne déguise pas ses faiblesses : « brouillas de ma tête », note-t-il au bas d’un poème), ceux de l’inquiétude de la mort (« où dans ton corps la trahison ? »), du néant qui va séparer le couple, sont les plus attachants du recueil. Jacques Roubaud est à sa manière, serré dans le corset des formes, un poète élégiaque – Quelque chose noir (Gallimard, 1986), sur la mort d’Alix Cléo, sa première femme, restera pour beaucoup le sommet de son œuvre. Imaginant la fin de « la parenthèse / Roubaud » et sa lente disparition dans la mémoire de sa femme, il rejoint en 31 syllabes les poètes de la grande lyrique :

et l’aube et

      le vent passeront

             au-dessus de mon tombeau

      pour te rappeler

mon visage

qu’un jour tu ne connaîtras plus

Les poèmes courts sont les plus difficiles à écrire : les défauts ne pardonnent pas. Au-delà de la couleur des scènes, au-delà du jeu des émotions, les poèmes les plus réussis, nombreux je l’ai dit, sont ceux où il y a effort contre la syntaxe. Les moyens en sont multiples : rejets audacieux, allitérations (« j’oblitère / délibérément »), assonances ou rimes occasionnelles, néologismes : s’indéfinir, poussiérer (rendre à la poussière) ou cette chimère franco-anglaise, coffinement – inventions qui consonnent avec le thème majeur du recueil. Concluons par cette leçon de poésie fugitive – qui n’est pas sans rappeler quelque chose…

chez Mr

      Rovecchio (?), un œuf

             d’oie, gros, curiosité onc

      tueuse, prenons-

le, avec

quelque chèvre vêtu de cendre

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