Un père petit colon

Le Carnet de mémoires coloniales d’Isabela Figueiredo, née au Mozambique en 1963, est un récit dédié au père. Chapitres brefs, organisés autour de points de fixation, de rappels mémoriels récurrents, et hors contrainte chronologique. Animés par la rage et l’indignation.


Isabela Figueiredo, Carnet de mémoires coloniales. Trad. du portugais par Myriam Benarroch et Nathalie Meyroune. Préface de Léonora Miano. Chandeigne, 352 p., 20 €


« Les blancs allaient se faire des négresses. Les négresses étaient toutes pareilles et pour eux, il n’y avait pas de différence […] sauf la couleur du pagne ou la forme des nichons mais les blancs s’enfonçaient loin dans le caniço […] pour bourrer la chatte des négresses. » Le caniço, c’est le quartier noir situé à la périphérie de la ville. La narratrice prête sa voix à la petite fille et à l’adolescente qu’elle fut dans un Mozambique encore dominé par le Portugal. Autant dire qu’elle nouera avec ces deux pays des rapports compliqués de rejet et d’amour, et que toujours elle se vivra en étrangère. « Baiser. Mon père aimait baiser. Jamais je ne le vis, mais ça se voyait. » Le sexe, dans le récit d’Isabela Figueiredo, occupe beaucoup de place. Jusqu’à gagner l’enfant qui observe, s’interroge. « Une découverte, devenue source de honte et de désir. »

Sa famille est modeste sinon pauvre au départ, mais jamais aussi pauvre qu’un natif : « Le Noir était tout en bas de l’échelle. Il n’avait pas de droit. Sauf celui de la charité, à condition de la mériter. » Elle comprend qu’être une fille est désavantageux, notamment en terrain colonial. Alors elle tente de s’éduquer, d’apprendre le courage : « Il me faudrait vaincre les garçons du quartier dans tous les domaines mesurables, mais surtout il faudrait que je les surpasse. » Elle est consciente aussi de ses ambivalences, par exemple vis-à-vis de son père, avec qui les rapports sont intenses et cruels, comme le montrent des passages magnifiques. C’est cette relation qui constitue la chair du livre. Son puissant intérêt. Le trouble qu’il suscite.

Non que cette relation soit incestueuse. C’est bien là, justement, son originalité. Pour une fois, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Depuis longtemps les femmes racontent leurs liens avec leur père, sans qu’ils soient pour autant en dehors de la norme. Quelques exemples pris dans les sujets d’actualité : l’écrivaine Judith Brouste, la cinéaste Claire Denis, la chercheuse Catherine Vidal. Toutes trois, comme Isabela Figueiredo, ont passé leur enfance et leur adolescence en pays colonial : l’Indochine pour Judith Brouste, l’Afrique pour Claire Denis et pour Catherine Vidal. Des pays étrangers où la vie était dure, pour cause de guerre, de déracinement ou d’écarts culturels, où les inégalités sociales se doublaient de la violence colonisatrice. Où il fallait se confronter à l’Autre, à un âge où l’on n’a pas encore fabriqué ses repères. Où il fallait comprendre des enjeux politiques compliqués et opérer des choix qui n’étaient pas ceux des parents. D’où le déchirement, et la difficulté ensuite, de revenir dans son propre pays, de cesser d’être à part, d’être bien là où l’on se trouve.

Carnet de mémoires coloniales, d’Isabela Figueiredo : un père petit colon

Place Mouzinho de Albuquerque (aujourd’hui place de l’Indépendance) à Lourenço Marques (aujourd’hui Maputo), en 1971 © CC/René Speur

Isabela Figueiredo raconte cela parfaitement, avec les souvenirs, choisis par sa mémoire, d’instants vécus avec son père, à la fois adoré et détesté pour son racisme. La fille est élevée comme un garçon, elle accompagne son père (petit colon qui a monté son entreprise, pour laquelle il embauche des natifs qu’il exploite, comme tous les Blancs autour de lui) dans les villages, sur les lieux du travail, partout où il circule. « Mon père bavardait dans la rue avec d’autres hommes. Moi, je tournicotais autour d’eux comme toujours, et j’écoutais le bruit assourdi de leur conversation » ; « Par moments, j’attrapais la main de mon père, tournais autour de lui en lui tirant sur les bras. Il s’animait dans la discussion sans cesser de veiller sur moi ».

Les déclarations d’amour ou d’admiration (« Il aimait vivre. Il n’avait peur de rien. Avec lui, tout était possible ») alternent avec des propos tout autres : « Mon père avait le don de transformer les fins d’après-midi dorées du samedi en un puits ténébreux de peur et de rage. En une maladie. » D’où la conflagration : « Mon père avait une chemise blanche et moi, son trésor, sa vie, je l’avais souillée de terre à jamais. » Sa critique du colonialisme est féroce : « La vie d’un nègre valait le prix de son utilité. La vie d’un blanc valait beaucoup plus, même si elle ne valait pas grand-chose. » La petite fille a « une âme de négresse », elle n’est pas du côté de son père.

L’indépendance, amorcée en 1974, proclamée en 1975, ne sert pas l’intérêt des colons, au contraire. Et elle, la petite fille, aussi blonde que blanche, fait figure d’ennemie. Le pays qu’elle considère comme le sien ne lui appartient pas, il lui faut le quitter. Les Blancs qui restent perdent tout, leur maison, leur outil de travail, parfois jusqu’à leur vie, alors que les Blancs de la métropole leur reprochent de s’être enrichis. « Ou l’on était colon ou l’on était colonisé, on ne pouvait pas être entre les deux sans payer le prix fort, la folie pour horizon. »

C’est dérisoire et c’est tragique. La narratrice a pour mission de ramener au Portugal le « service à thé. La machine à coudre. Les papiers, les photos, ton certificat de première communion. Le service à thé chinois ». La liste même est ridicule. Ou bien touchante. On mesure de la sorte la charge émotionnelle des biens perdus dans un contexte dramatique.

Les amateurs de poésie trouveront leur plaisir dans ce récit fébrile : « La nuit est tombée, longue, et la nuit est pour toi le jour. Tu vas t’adapter. Une vie a de nombreuses vies en elle. » Les amateurs d’histoires personnelles aussi. « Combien de temps resteras-tu sur la tombe où ton passé pourrit ? » L’enfant, l’adolescente, devient, dit-elle, un non d’acier. Cela suffira-t-il ? Se dégager du passé, de la haine et de l’amertume, s’ouvrir à de nouvelles façons de penser et de vivre, tout cela requiert des talents inédits. On ne foule pas impunément sa sépulture.

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