Tout ça pour un blanc !

Hors série Blanc En attendant NadeauDans L’homme qui voulut acheter une ville, Le testament d’Adam ou son dernier livre, Tu écriras mon nom sur les eaux, Jean-François Haas déploie une œuvre romanesque puissante et originale. Il donne à EaN une brève fiction, en plein théâtre.

La générale avait à peine commencé… Une pièce de boulevard : Tovaritch, de Jacques Deval. J’avais espéré jouer une pièce qui casse nos coquilles de gentils petits poussins universitaires, qui nous mette au monde, qui nous donne la vie, la vie tout entière, la vraie et la pas vraie, qui nous jette au monde et nous sème à tout vent. Une pièce où les personnages nous jouent et dont la représentation nous regarde jusqu’au fond de nous-mêmes. « Nous ne sommes qu’une troupe d’amateurs, tu le sais bien ! »

« C’est ça… Allons-y donc, tovaritch poussin, stakhanoviste du ne pas être dans ta coquille quotidienne, et faisons beaucoup de bruit pour rien dans une aimable comédie ! De la coulisse, on distingue, à travers l’éblouissement de la scène, les ombres vaguement rouges des fauteuils dans la salle obscure. Vides pour la plupart. « À toi ! » Je suis un second rôle, les acteurs sur la scène se tournent vers moi, quelques pas, dire mon nom, mes titres. Mon nom ?

« Je suis… » Le blanc ! « Je suis… » On se sent entraîné, une avalanche, la mémoire se débat vainement : « Je suis… », « Je suis… » Qui suis-je ? Les visages des autres qui attendent, bon sang, tu aurais pu travailler ton texte, je l’ai travaillé, il s’est envolé, effacé, d’un coup, le blanc, je ne sais plus qui je suis, envolé le texte, les ailes devenant blanches d’un livre loin, très loin au-dessus de moi, d’un livre effacé, sans mots, toutes les pages battantes, le réécrire, qui suis-je ? « Je suis… »

Les écrivains autour du blanc : une brève tragédie de Jean-François Haas

Le boulevard Montmartre, devant le théâtre des Variétés, l’après-midi » par Jean Béraud (vers 1885) © CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet

« Je suis… Je suis… » Commence par un nom, on commence par un nom, tout le monde sait ça ! Faire dans la facilité : Je m’appelle Blanc, par exemple… Oui, c’est cela : Mon nom est Blanc, Lin Blanc, ou peut-être Candide Blanc. « Je m’appelle Lin Blanc. » Qu’est-ce qu’elle attend, là, devant moi, pour me donner la réplique, en train de songer, sans doute : « Mais ce n’est pas le texte ! » Et après ? Tu crois qu’il s’embarrassait, Victor Hugo ? Il avait besoin d’une rime, il l’inventait et nous habitons du côté de Jérimadeth, je ne sais pas qui je suis dans une ville qui n’existe pas… Mais toi, ne me laisse pas à ce néant, parle-moi, appelle-moi par mon nom, que je puisse commencer ! Tu es un nom, toi, tu es vivante, donne-moi mon nom et dis-moi : « Tu », que je sois vivant ! Que je puisse te dire le songe qui, du ciel entrouvert, est descendu sur moi : un chêne s’élevait de mon ventre jusqu’au ciel, et tout un peuple y montait, un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu, un roi poète chante dans mon ventre, il faut le poète pour commencer, écoute-le, regarde-les naître sur cet arbre, ils sont vivants, Œdipe, Hamlet, Bérénice, Antigone, Iphigénie, regarde-les prendre chair et joie et douleur de ce blanc en moi où leur nom s’écrit, et toi qui songeais, dis-moi quel est ton songe, dis-moi de quoi tu nais… »

L’actrice chuchote : « Ce n’est pas le texte que tu dois dire, ce n’est pas ce qui est écrit. »

« Des mots qui ne comptent pas. Nous ne sommes pas dans ce qui est écrit, écrivons-nous, écris-toi toi-même ! Avec des mots qui content ! »

Le metteur en scène surgit, m’écarte, lance ma réplique : « Je suis… », le nom, les titres, l’actrice lui répond, je suis exclu du jeu, je regagne les coulisses. Un autre second rôle m’y accueille : « Qu’est-ce qui t’arrive, mon vieux ? Repose-toi, ça ira mieux demain. » Je regarde les autres s’agiter sur la scène, j’entends des mots, des mots, des mots…

Des mots, des mots, des mots encore à deux heures du matin… J’avais accompagné la troupe chez l’Italien, nous avions mangé des pâtes et bu du vin rouge, ils faisaient tous comme si je n’existais pas, c’est vous qui n’existez pas, vous n’êtes pas des acteurs, vous êtes des gargarismes ! Sur le trottoir, au moment de nous séparer, le metteur en scène : « Tu n’as pas besoin de venir demain soir ; je connais quelqu’un qui pourra te remplacer. »

Mon nom est blanc.

Pour que je m’y écrive…

Par tous les personnages que je rêve, qui nous rêvent.

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