Un monde meurtri en poésie

Écrivain majeur de Pologne, Ryszard Krynicki, né en 1943 dans un camp de travailleurs forcés, est un maître des formes courtes, concises, « blanches », qui disent ce qui est, qui interrogent. Pour la première fois en français, Isabelle Macor réunit dans ce recueil plusieurs cycles de poèmes écrits entre les années 1980 et 2010.


Ryszard Krynicki, La pierre, le givre. Trad. du polonais par Isabelle Macor. Éditions Grèges, 108 p., 14 €


En 1989, l’année des grands chambardements européens, Ryszard Krynicki concluait un long poème qui rassemblait des « fragments » de l’année, « les blessures : les remords, les regrets », par cette formule qui ouvrait la nouvelle époque : « Un monde meurtri voit le jour ». Son œuvre poétique a accompagné, en doutant et sans trop d’espoirs, les rêves et les désillusions d’une génération à l’origine de ces bouleversements.

La pierre, le givre, de Ryszard Krynicki : un monde meurtri en poésie

Varsovie © Jean-Yves Potel

Seulement accessible en français dans des anthologies ou revues, Krynicki fut de ces jeunes poètes des années 1960-1970 qui, à Cracovie, Poznań ou Varsovie, constituèrent une « nouvelle vague » aux côtés notamment d’Ewa Lipska ou d’Adam Zagajewski (récemment disparu). Ils publiaient des bulletins étudiants, n’en pouvaient plus des ronflements pseudo-romantiques de ceux qui chantaient le monde accompli. Contre la langue frelatée, ils énoncèrent des paroles plus simples, plus directes, aussi distantes qu’évocatrices, concrètes. Ils participèrent aux mouvements d’opposition démocratique qui s’éveillaient alors, et publièrent leurs premiers recueils dans des revues indépendantes comme Zapis. Après 1989, Krynicki devint un éditeur de poésie contemporaine. Traducteur de nombreux poètes de langue allemande, dont Paul Celan, auteur d’une quinzaine de recueils, ses textes ont été salués par des prix prestigieux.

Les poèmes que nous donne à lire ce recueil n’énoncent pas de grands récits, ils partent des petites choses de la vie, d’objets ou de situations que chacun croise au quotidien. Ainsi, dans ses « poèmes de voyage » réunis en deuxième partie, il observe une « ville invisible / plus impénétrable / encore que jusqu’à récemment », Copenhague, qui devient « le côté sombre de la lune » ; il s’adresse à « une pauvre momie de princesse égyptienne, / exposée aux regards étrangers » dans un musée de Budapest ; il communique avec Zbigniew Herbert, son aîné, et deux poètes tchèques en pensant à trois pigeons gris ; ou bien il remarque la disparition d’un sans-domicile croisé rue de Poitiers à Paris : « Hier son transistor était encore allumé, / aujourd’hui les pièces qui gèlent s’empilent sur le journal, / en une constellation de planètes et de luttes inédites. » La ville est un enfouissement : « on a transformé la synagogue en piscine municipale ». Il n’oublie pas « la tension qui monte » lorsqu‘il parvient « au lieu où un jour / il m’est arrivé quelque chose de mauvais ».  Krynicki interroge l’action en ce monde, l’ennui et le brouillard, il ne parle pas politique.

La pierre, le givre, de Ryszard Krynicki : un monde meurtri en poésie

Les deux brefs ensembles qui donnent son titre au volume sont placés sous « les accès de colères terrifiants » du père et « le givre gris d’un murmure, fossile du désespoir ». La pierre est celle trouvée à « Nowy Swiat » (« nouveau monde », en polonais), en fait un hameau où il s’est installé. En retournant ce qui ressemblait à un morceau d’une meule d’un moulin, il reconnaît une pierre tombale juive. Derrière revient l’ombre du père, quand il lui apprenait le « travail physique » car « ça pourra te sauver la vie quand tu devras fuir », parce que le père et le fils partagent la même peur qu’ils ne s’avouent pas, celle d’un « visage tordu que dessinaient les  veines du bois, dans le coin gauche de la porte en haut entre la chambre où je dormais alors, et la cuisine ». Visage « doté d’une inscription bleue » en allemand que personne ne voulait traduire. La peur, la pierre et le père rappellent la guerre.

Quant au givre, il conclut un cycle ouvert par le monde meurtri qui voit le jour en 1989, un monde fragmenté en quatorze très courts textes. S’y mêlent les coups d’œil déjà cités sur les villes et une douleur, une perte unique, « la plus douloureusement mise à nu », une intimité que l’on partage tout en en cherchant le sens. Les derniers mots n’apaisent rien : « Les soleils noirs / s’abîment en eux-mêmes / dans un silence / inhumain. »

Tous les articles du n° 132 d’En attendant Nadeau