Construire avec et contre la nature

En 2020, Kengo Kuma a livré le gratte-ciel résidentiel Alberni de 43 étages à Vancouver, l’une des villes les plus chères du monde. L’architecte japonais s’est pourtant fait le chantre de « l’architecture naturelle ». Deux premières traductions de ses nombreux livres permettent au lecteur français de mieux connaître ses projets ainsi que leurs ambiguïtés.


Kengo Kuma, L’architecture naturelle. Trad. du japonais par Catherine Cadou et Chizuko Kawarada. Arléa, 201 p., 15 €

Une vie d’architecte à Tokyo. Trad. du japonais par Florence Michel. Parenthèses, 128 p., 19 €


Né en 1954, Kengo Kuma fait partie de la génération de ces architectes japonais qui, après la désillusion de l’éclatement de la bulle spéculative à la fin des années 1980, puis le cataclysme du tremblement de terre de Kobe en 1995, ont connu une époque de doute et ont été amenés à réinterroger la place de l’architecture au Japon et les manières de la produire. Sur le site de son agence, on recense près de 137 publications (livres, interviews, articles) depuis 1986. En France, c’est seulement maintenant que paraît la traduction de L’architecture naturelle, sorti en 2008, à peu près en même temps qu’Une vie d’architecte à Tokyo, un livre qui s’arrête sur ses réalisations dans la capitale japonaise.

Comme il le rappelle dans la postface de l’édition française de L’architecture naturelle, Kengo Kuma ne souffre pourtant pas d’un déficit de notoriété en France, où il a réalisé plusieurs projets dont le plus significatif est sans doute la Cité des Arts et de la Culture de Besançon (2013), mais aussi le FRAC de Marseille, le Conservatoire d’Aix-en-Provence et, plus récemment, le musée Albert-Kahn à Boulogne-Billancourt.

Kengo Kuma : construire avec et contre la nature

Kengo Kuma sur la terrasse intérieure (en verre et caillebotis de bois) de l’ancienne demeure du couturier Kenzo, à Paris (2019) © CC/Alexis Armanet

Lorsque Kengo Kuma fonde son studio, à la fin des années 1980, il est un adepte de ce que l’on pourrait définir comme un postmodernisme classicisant, version japonaise des productions de Michael Graves, de Ricardo Bofill ou encore de Charles Moore. Le Doric Building ou encore le M2 Building à Tokyo (1991) sont des synthèses chaotiques du style high-tech et d’éléments architectoniques classiques, exagérément grossis à la manière de l’esthétique des cartoons, fétichisant notamment le motif de la colonne dorique ou ionique. Mais, à partir de 1994, l’œuvre de Kuma va connaître une forme de révolution, se traduisant par la production de bâtiments volontairement modestes et en accord avec l’environnement. Son livre tente de montrer les résultats concrets de cette pratique et de ce cheminement presque spirituel entamé par l’architecte à partir de l’observatoire du Kirozan en 1994.

Ce qui structure l’approche architecturale de Kuma, c’est la quête d’une relation de réciprocité avec la nature, peut-être pas d’une fusion, mais plutôt d’une remise en question permanente de la frontière entre le naturel et l’artificiel. Pour lui, c’est précisément cette tension dialectique qui est au fondement de l’art des jardins japonais, véritables dissertations philosophiques, dit-il, autour de la question de ce qui est naturel et de ce qui est artificiel. Il est intéressant de souligner que Kengo Kuma fait tout autant appel à des principes philosophiques ou constructifs issus du patrimoine japonais qu’aux réflexions conduites par des architectes de la modernité occidentale comme Bruno Taut, mais aussi Frank Lloyd Wright, dont toute l’œuvre, pour Kuma, est le résultat de sa rencontre avec un principe propre à la tradition picturale japonais, l’Ukiyo-e, c’est-à-dire la superposition et la fusion du naturel et de l’artificiel.

À la suite de Taut et de Wright, Mies van der Rohe et Le Corbusier ont fait du mouvement moderne le mouvement architectural marqué par la recherche de la continuité spatiale et de la transparence. Il y a donc pour Kuma une forme de généalogie cyclique du modernisme, depuis Hiroshige, et à travers Wright, Taut et Mies van der Rohe, dont les idées en retour ont essaimé au Japon. Pour Kengo Kuma, il s’agit de mieux boucler la boucle du modernisme inaugurée par Hiroshige « avec des formes qui lui rendraient plus fidèlement justice ». L’architecte souhaite pour cela dépasser la technique de la « rupture » qui fonde selon lui l’esthétique de l’architecture moderniste occidentale, au profit d’une graduation qui reconnaîtrait tout autant l’ancien et le moderne, et qui permettrait de réparer l’environnement dans son intégrité. L’architecture naturelle est moins pour Kuma une théorie ou une approche conceptuelle qu’un mode opératoire, un acte de production qui « va traverser de part en part le lieu et sa représentation ». Il s’agit bien plus d’une pratique d’interaction avec les données d’un espace, d’un relief, d’une géologie et d’une biodiversité, que d’une tentative, souvent vaine, d’intégrer ou de marier l’architecture au paysage qui l’encadre.

Kengo Kuma : construire avec et contre la nature

Le « Mur de bambou » de Kengo Kuma (2004) © CC/Aaron Plewke

Kuma ne se pose pas pour autant en conservateur obsessionnel du matériau naturel ou de la stricte continuité des savoirs ancestraux. Il écrit : « Il peut arriver que de temps à autre, le renfort du béton ou de l’acier soit nécessaire. Bien entendu, nous souhaitons employer ces forces d’appoint le moins possible. Mais jamais nous ne renoncerons à l’usage de matériaux naturels sous prétexte qu’on ne peut les utiliser tels quels ». Kengo Kuma esquisse donc une culture architecturale de la synthèse, qui reposerait sur une alliance pragmatique entre des éléments traditionnels, les matériaux locaux, mais aussi les nouvelles technologies de la construction, l’usage du béton étant réduit à un second rôle.

Chacun des huit chapitres de L’architecture naturelle est consacré à une réalisation, qui permet d’appréhender à travers un chantier un aspect différent, technique, matériel ou conceptuel, du parcours de l’architecte. Mais que ce soit l’observatoire du Kirozan (1994), la maison Eau/Verre à Atami (1995), le musée Hiroshige (2000), le musée de Pierre d’Ashino (2001) la Maison commune de la Grande Muraille de Chine (2002), ou encore le temple Anjo (2002), il s’agit de commandes privées ou publiques qui portent sur des institutions muséales ou des équipements culturels d’exception. On n’y trouve ni logement ni équipement social. Cette « architecture naturelle » n’a été incarnée que dans des projets rares, précieux et inhabituels, le plus souvent implantés dans des zones naturelles protégées, des villages ou des sites patrimonialisés, dernières espaces naturels qui n’auront pas été engloutis par l’urbanisation japonaise. En analysant la liste des constructions de Kengo Kuma, on peut voir que l’architecte travaillait aussi sur les terrains de la croissance urbaine (sièges sociaux, centres commerciaux, grands complexes muséaux urbains, stades et immeubles résidentiels de luxe).

Doit-on alors repérer un double discours insincère, et appréhender le livre de l’architecte comme une simple opération de greenwashing, destinée à mieux vendre d’autres produits hautement rentables et plus polluants ? Dans le dernier chapitre, Kengo Kuma essaie de dépasser ces antagonismes, y opposant un argumentaire sérieux sur la question des matériaux et des techniques, la mettant au cœur de la préservation de la diversité des environnements, mais aussi au cœur de la question des différences des cultures et des modes de vie. Et Kengo Kuma de conclure : « Le plus important est de savoir rester humble et de regarder soigneusement la réalité… le seul espoir de l’architecture réside dans la reconnaissance de la réalité et dans une approche circonspecte. Le point de départ de la véritable architecture naturelle est l’humilité. J’en suis convaincu ».

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