Esprit, es-tu là ?

Peut-on parler de choses sérieuses sur un mode léger sans les trahir, et faire sortir la philosophie savante des lieux réservés où elle s’enseigne et se discute ? À cette question récurrente, le livre de Peter Hacker, dont le titre original est Intellectual Entertainments (« Divertissements intellectuels »), se propose d’apporter par l’exemple un réponse positive ; et en renouant avec un genre traditionnel, celui du dialogue, il entend échapper aux lourdeurs de la prose académique et s’adresser à un public élargi.


Peter Hacker, Dialogues sur la pensée, l’esprit, le corps et la conscience. Trad. de l’anglais par Michel Le Du et Benoit Gaultier. Agone, 272 p., 21 €


Né en 1939, auteur d’une œuvre abondante (comme le rappelle Michel Le Du dans son avant-propos, un seul de ses ouvrages avait été traduit en français auparavant), Peter Hacker, qui a mené ses études et sa carrière à Oxford, est connu dans le monde anglo-saxon à un double titre. Comme éminent spécialiste de Wittgenstein, d’abord, et tout spécialement du second Wittgenstein (il a publié un monumental commentaire des Recherches philosophiques). Ensuite comme auteur d’un livre très singulier et discuté, coécrit avec Max Bennett, les Fondements philosophiques des neurosciences (2003). Nul ne peut donc être surpris de le voir aborder ici des questions de philosophie du langage et de l’esprit : la relation esprit-corps, la nature de la pensée et ses relations avec le langage, et le problème ou « mystère » de la conscience. Deux autres thématiques, présentes dans le livre original, ont été écartées dans la présente traduction : celle de la subjectivité et de l’objectivité des qualités perçues (le vert de la pomme n’existe-t-il que pour nous ?) et celle de la douleur.

Dialogues sur la pensée, l’esprit, le corps et la conscience de Peter Hacker

Peter Hacker © D.R.

Comme les questions abordées sont on ne peut plus générales, qu’elles ont de nombreuses ramifications, et qu’elles ont donné lieu au fil des siècles aux propositions les plus diverses, on verra défiler beaucoup de monde dans ces dialogues. Certains personnages représentent un type défini par son domaine de recherche ou sa place sur l’échiquier intellectuel – comme Frank, le neuroscientifique matérialiste, qui parle pour sa corporation, ou comme Christopher Cook, qui parle dans le cinquième dialogue pour Christof Koch et tous les chercheurs qui travaillent sur les corrélats neuraux de la conscience.

D’autres sont des noms célèbres de l’histoire de la philosophie venus défendre leur doctrine : ainsi Aristote – un des mieux traités –, Descartes – un des moins bien lotis, qui s’efface vite sans avoir convaincu personne – ou Peter Strawson. Locke – et sa théorie des idées – n’a pas beaucoup de succès non plus avec ses formules sentencieuses et il capitule sans conditions dans le troisième dialogue – on regrette qu’il soit précisé d’emblée qu’il parle « sur un ton pédant », il ne mérite pas cet opprobre comme on l’a vu récemment avec le beau livre de Philippe Hamou, Dans la chambre obscure de l’esprit (Ithaque, 2018).

Toutes ces figures du passé n’ont pas trop de mal à s’entretenir avec les protagonistes d’aujourd’hui, à partager avec eux, avant ou après le confinement, un verre de vin et un moment convivial. Quant à Wittgenstein, il n’apparaît pas sous son nom dans les cinq dialogues traduits, mais, un peu comme Alec Guinness dans Noblesse oblige, il est bien toujours là, sous des identités d’emprunt (le Richard du premier dialogue, le Paul du troisième et même Socrate qui semble avoir étudié avec un de ses disciples, l’Adam Blackstone et l’Étranger du cinquième, etc.).

Dialogues sur la pensée, l’esprit, le corps et la conscience de Peter Hacker

« Empreintes du cerveau et du cœur » par Jan l’Admiral (vers 1735) © Rijksmuseum

On le voit, la légèreté du dialogue est largement feinte et le livre est un palimpseste de références diverses. Celui-ci rend les notes de l’auteur et celles des traducteurs bien utiles, elles auraient pu d’ailleurs être un peu plus nombreuses. Que le dualisme cartésien ait été remplacé par un dualisme cerveau-corps qui de fait en conserve l’esprit, John Dewey s’en plaignait déjà dans Démocratie et éducation, comme Peter Hacker dans son introduction. La première intervention de Frank, dans le premier dialogue, « vos joies, vos peines […] ne sont en fait rien d’autre que le comportement d’un vaste ensemble de cellules nerveuses et de molécules qui leur sont associées », reproduit la thèse de Francis Crick exposée dans un livre de 1994, L’hypothèse stupéfiante. Dans le cinquième dialogue, lorsque Adam propose de nous réduire aux dimensions d’un globule rouge et de nous faire visiter le cerveau pour nous montrer qu’aucune image des choses ne s’y cache, on ne retrouve pas seulement la thématique amusante d’un film comme Le voyage fantastique de Richard Fleischer (1967), mais aussi l’expérience de pensée du moulin que formule Leibniz dans la Monadologie à des fins similaires de critique de toute « machine pensante ».

D’emblée, Peter Hacker a rappelé quels peuvent être les rôles du dialogue philosophique : permettre à des points de vue opposés d’être défendus, susciter la réflexion du lecteur. Mais, comme il le reconnaît d’emblée, il s’agit aussi pour lui de s’en prendre à la philosophie spontanée des (neuro)sciences cognitives et de vacciner le grand public contre divers aspects de l’idéologie répandue qui leur est associée (plutôt que d’idéologie, le livre parle de « mythologie »). Sous couvert de divertissement, il s’agit donc bien d’une sorte de manuel d’autodéfense, où Hacker ne discute pas la validité empirique des conclusions des articles et des livres signés par des scientifiques de renom, mais où il entend se situer sur un autre plan, qui doit permettre de mettre en cause le bien-fondé de leur projet.

Un cognitiviste vous parle de « modules psychologiques » ? Vous répondrez qu’il s’agit de « fictions ».  Un chercheur évoque le « fossé explicatif » (l’expression est de Joseph Levine) qui séparerait l’activité du cerveau et l’apparition de la conscience ? Vous invoquerez une forme de « confusion conceptuelle » : on ne fait pas sortir la conscience des neurones comme le génie de la lampe dont parlait Thomas Huxley et c’est pour cela qu’on a tort de se demander comment cela est possible. Un éthologue croit avoir montré que les chimpanzés attribuent des croyances à leurs congénères ? Comme le Socrate de Peter Hacker, vous préférerez éclater de rire. Quelqu’un s’enthousiasme pour le « cerveau pensant », sous prétexte que nous avons tous vu des images où des aires sont colorées en rouge et vert là où le sang afflue pendant que je perçois ou que je me souviens ? Hacker va sortir sa carte maîtresse, le paralogisme méréologique, déjà présenté dans les Fondements philosophiques des neurosciences. Quelqu’un commet un tel paralogisme lorsqu’il attribue à une partie une propriété qui ne peut appartenir qu’au tout. On ne peut pas dire que le carburateur d’une voiture de course est rapide, et on ne peut pas dire davantage, sauf par une inoffensive métonymie, de la bouche d’un orateur éloquent qu’elle est éloquente. Hacker estime de même que la bonne manière de penser et de s’exprimer est de se garder de faire du cerveau un sujet qui pense, perçoit, décide, comme de faire de ses composants de petits calculateurs ou décideurs. Hacker est ici proche d’Anthony Kenny lorsqu’il parlait d’aporie homonculaire (un petit homme dans le cerveau qui pense pour nous, avec bien sûr un risque de régression à l’infini).

Dialogues sur la pensée, l’esprit, le corps et la conscience de Peter Hacker

Variés, cultivés et vivants, ces dialogues offrent donc une attrayante visite guidée de la philosophie de l’esprit qui inclut beaucoup de ses provinces. Le jugement final qu’on portera sur le livre dans son ensemble dépendra pour une large part des goûts philosophiques de chacun, et les lignes risquent de ne pas beaucoup bouger lorsqu’on le referme. L’approche de Hacker a deux traits principaux. Le premier est la confiance dans le langage ordinaire comme un guide sûr lorsqu’il s’agit de se donner une conception correcte des choses. Le second (malgré Quine) est le partage entre des questions qui seraient « conceptuelles » et des questions qui ne seraient qu’empiriques, qui décide de son indifférence vis-à-vis des résultats de l’enquête scientifique dans bien des domaines. Or, on peut se demander jusqu’où cette approche est féconde et si elle ne conduit pas à une forme de conservatisme intellectuel où nous savons par avance ce dont les animaux ne sont pas capables, ce que les neurones ne peuvent pas faire, ou ce que la pensée ne peut pas être.

Sans doute Hacker produirait-il plus de conversions si ses positions étaient défendues de manière moins elliptique, alors qu’il mise en grande partie sur une élimination des faux problèmes (sur le mode « allons donc ! »).  Ainsi, Hacker aime à dire : le cerveau ne bouge pas nos mains : il rend possible que nous les bougions (premier dialogue) ; le cerveau ne construit pas une image de la pomme, mais il rend possible que nous, nous puissions voir la pomme qui est devant nous (cinquième dialogue). Mais en vertu de quoi rend-il cela possible ? Et quelle relation entre ce qu’il fait et nous qui faisons quelque chose grâce à cette possibilité qu’il nous donne ? Hacker ne l’explique jamais, mais il ne montre jamais non plus pourquoi ces questions supplémentaires seraient oiseuses. De sorte que ce qu’il critique, ce sont des formes anciennes de la théorie de l’identité du mental et du cérébral, ou des manières de parler au nom des neurosciences dans des livres de vulgarisation. Mais le travail patient que font ces sciences et d’autres sciences connexes pour essayer de comprendre comment nous devenons capables de faire quelque chose n’est pas atteint par ses objections.

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