Les objets comme sujet

Dans un sketch représenté en mai 1920, « Vous m’oublierez » [1], André Breton incarnait un parapluie, Philippe Soupault une robe de chambre et Paul Éluard une machine à coudre. L’écriture automatique des surréalistes marquait-elle le sommet loufoque de la personnification des objets inaugurée par le roman du XIXe siècle ? C’est bien cette littérature du siècle de la révolution industrielle qui a installé les objets matériels dans le récit, comme le montre Marta Caraion, éminente spécialiste de la question, dans la somme (près de 600 pages, bien pesées !) qu’elle publie sous le titre Comment la littérature pense les objets.


Marta Caraion, Comment la littérature pense les objets. Théorie littéraire de la culture matérielle. Champ Vallon, 576 p., 29 €


Entreprise ambitieuse, fruit de nombreuses années de travail, l’ouvrage est dense. Il faut dire que s’intéresser aux objets dans la littérature de cette époque, à ce moment décisif de son histoire et même en se limitant à la France, c’est s’engager dans une « flânerie littéraire inépuisable », dans un catalogue débordant de bric-à-brac, de bibelots, d’antiquités, de machines nouvelles et de choses étranges. Marta Caraion ne s’y est pas égarée, car elle connaît son sujet à la perfection, mais son aspiration à l’exhaustivité a pu l’entraîner dans une sorte de monumentale brocante, une plongée dans les textes où le lecteur peut se sentir parfois noyé. Sans doute l’ouvrage aurait-il mérité certains allègements et parfois gagné à être moins démonstratif.

Comment la littérature pense les objets, de Marta Caraion

« L’Assommoir » de Zola par Augustin Daly (vers 1879)

Mais l’essentiel est d’être parvenue à mener à bien ce passionnant projet dans une perspective ne se limitant pas au champ des études littéraires. Dès l’introduction, véritable manifeste, Marta Caraion revendique une « lecture matérialiste des objets en littérature », programme théorique associant l’analyse littéraire à la bibliographie philosophique, sociologique et anthropologique portant sur la culture matérielle. « Parler des objets est suspect, écrit l’auteure, parce que tout pousse à se taire ou à adopter le ton pudique dévolu aux réalités inconvenantes ». Les objets peinent à parvenir à « une pleine existence intellectuelle » : ou bien ils sont vus comme négligeables, petit peuple quasi invisible de nos vies quotidiennes, ou bien ils renvoient à notre aliénation consumériste. Marta Caraion assume de prendre le contrepied de ces postures, revendiquant « une curiosité matérialiste » en synthétisant ainsi son questionnement : « que font les objets ? que font-ils à la littérature ? et que fait la littérature à la pensée des objets ? ».

L’apport majeur de ce livre est d’éviter l’effet catalogue en mettant en évidence une dynamique. Les objets ne sont pas seulement, dans le roman du XIXe siècle, le reflet d’évolutions sociales et économiques, ils sont les points d’ancrage du réalisme littéraire, les bénéficiaires de l’inflation de la description dans les récits, qui peut aller jusqu’à en faire les personnages principaux. Adviennent ainsi des objets singularisés à l’extrême, qui « concurrencent les personnages par l’intensité de leur présence », comme la locomotive prénommée Lison dans La bête humaine, ou la collection du Cousin Pons, véritable héroïne du roman selon Balzac. La littérature du XIXe siècle, non seulement intègre les productions matérielles issues de la révolution technico-économique, mais aussi contribue à modifier le regard porté sur l’industrie et sur le commerce, jouant sur les représentations collectives, donc sur l’époque. Pour décrypter ce phénomène, l’auteure s’affranchit des catégories tranchées habituelles, comme celles de Violette Morin [2] qui distinguait, en s’appuyant elle aussi sur la littérature depuis Le père Goriot jusqu’aux Choses de Perec, les objets biographiques ou biocentriques (artisanaux) des objets modernes ou protocolaires (industriels). La dichotomie ne manquait pas de condescendance nostalgique, et l’analyse de Marta Caraion apporte de la complexité et de la finesse à cette vision datée.

Elle discerne deux grands registres rassemblant les principaux modes de traitement des objets dans la littérature de l’époque étudiée : d’abord la tension entre unicité et série, marquée par la grande perturbation du statut des objets sous l’effet de l’industrialisation, d’autre part le registre de la mémoire, regroupant l’ensemble des charges mnésiques portées par les objets, reliques ou métonymies. Au sein de ces deux parties se dessine une typologie bien pensée où se distribuent les objets hybrides, les objets-personnes, la machine chef-d’œuvre, la collection, l’organique et le mécanique, la masse commercialisée par les manufacturiers révolutionnant à partir de 1850 la vie quotidienne. Ce siècle, sous l’effet décisif des expositions universelles, notamment celle de Paris en 1855 sur laquelle s’attarde l’auteure, voit une remise en jeu de la suprématie symbolique et morale de l’objet d’art, dont on s’aperçoit qu’il peut être mis en série. C’est une rupture dans le rapport à la matérialité, tout change avec l’industrie et l’abondance exponentielle d’objets, surtout dans les milieux riches et urbains.

Comment la littérature pense les objets, de Marta Caraion

Toutefois, la focale portée dans l’ouvrage sur les objets et leur foisonnement laisse dans l’ombre les inégalités relatives, la réalité des pauvres, le dénuement, le manque d’objets : tous les romans ne parlent pas, au XIXe siècle, de la bourgeoisie urbaine opulente ; la dimension sociale et politique du problème, puisqu’il s’agit aussi de faire des sciences sociales, donc de l’histoire, paraît un peu escamotée. Dans la nouvelle de Maupassant « Qui sait ? » (1890), le mobilier quitte la maison avec laquelle le propriétaire vivait en symbiose, puis y revient, faisant perdre la raison à l’habitant des lieux. Comme si l’intimité trop intense entre humains et objets présentait le risque de basculer vers la perte de sens… Pourrait-on lire dans ce conte une métaphore de l’aliénation matérialiste ? N’y a-t-il pas, parmi ces meubles, la table de bois de Karl Marx (première section du livre I du Capital), « chose ordinaire qui tombe sous les sens » mais qui, devenue marchandise, « se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser » ?

L’auteur le plus immédiatement associé à la présence de la culture matérielle dans le roman est évidemment Balzac, dont l’intérêt pour les objets – y compris les hybrides organiques comme La peau de chagrin – et les monuments a fait depuis longtemps une sorte d’ancêtre littéraire pour les archéologues [3]. Mais Marta Caraion ne se laisse pas obnubiler, pas plus qu’elle ne l’est par Zola, dont Au bonheur des dames constitue un reflet exemplaire de la naissance du consumérisme, de l’invention d’un désir d’acheter indépendant du besoin. Elle évoque bien sûr les objets devenus emblématiques : la casquette de Charles Bovary, le Nautilus du capitaine Nemo, le robot féminin de L’Ève future, mais elle s’intéresse aussi à des héros matériels moins connus comme Le violon de faïence de Champfleury (1862), La chevelure (Maupassant), Le pied de momie (Théophile Gautier), ou nichés au cœur de récits pas tous passés à la postérité littéraire – ainsi de Monsieur de Bougrelon de Jean Lorrain (1897) ou de La malice des choses d’Arthur de Gravillon (1867).

L’omniprésence des objets dans cette littérature fut l’une des cibles de la critique du Nouveau Roman, Robbe-Grillet souhaitant renvoyer les objets à leur neutralité insignifiante. Car, dans ces romans, balzaciens surtout, dont il voulait se distinguer, l’objet n’était pas seulement « un motif thématique parmi d’autres, mais la charpente même de l’écriture romanesque ». À ce titre, souligne Marta Caraion en concluant par un pertinent prolongement jusqu’au XXe siècle, la littérature aurait précédé les sciences sociales sur la voie de la pensée de l’objet, de son rôle, de ses influences sur les rapports humains. Elle aurait devancé le bouillonnement d’écrits sur les objets et la consommation des années 1960 et 1970, et, bien avant les théoriciens de l’acteur-réseau, posé la question de l’objet participant à l’action et générant celle-ci. Voici donc une tentative audacieuse et pleinement aboutie de prendre à bras-le-corps la prééminence des objets dans la littérature française, pour comprendre comment celle-ci a participé à la formation de la pensée du monde matériel durant ce siècle charnière.


  1. Texte repris dans Breton et Soupault, Les champs magnétiques, Poésie/Gallimard, 1968.
  2. Violette Morin, « L’objet biographique », Communications n° 13, 1969.
  3. Voir les travaux de Philippe Bruneau, Guide Balzac, Hazan, 1997 ; du même, « Balzac archéologue », L’Année balzacienne n° 4, 1984.

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