Avec Sienne comme avec soi-même

Hisham Matar, né en 1970 à New York, a grandi en Libye, pays de sa famille, puis en Égypte, avant de partir faire ses études en Angleterre où il réside toujours. L’écrivain, dans le très beau Un mois à Sienne, arrive dans la ville toscane après avoir achevé le manuscrit de La terre qui les sépare, qui raconte son premier voyage en Libye après trente années d’exil, voyage entrepris pour tenter de retrouver des traces de son père, dissident politique enlevé par le régime de Kadhafi en 1990 et depuis disparu. Le séjour à Sienne a plusieurs fonctions, celle de lui permettre de se remettre de « la longue période de concentration » exigée par la rédaction du livre, de se retrouver seul pour faire le deuil de son père, et celle de regarder à loisir la peinture siennoise qu’il aime et qu’il ne connaît que grâce à la belle collection de la National Gallery.


Hisham Matar, Un mois à Sienne. Trad. de l’anglais par Sarah Gurcel. Gallimard, 138 p., 14 €


D’abord avec sa femme qui l’a accompagné pour quarante-huit heures, puis seul, Hisham Matar parcourt les rues de la ville, visite le Palazzo Pubblico, la Pinacothèque, franchit les murailles de la ville, médite sur la Piazza del Campo ou au cimetière, fait des rencontres. Ce sont ces expériences qu’il raconte en quinze petits « chapitres » illustrés par des reproductions d’œuvres qui l’émeuvent et l’intéressent à Sienne ou ailleurs : L’allégorie et les effets du bon et du mauvais gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti, quelques tableaux de Duccio, un Sano di Pietro, le David avec la tête de Goliath du Caravage…

Un mois à Sienne, d'Hisham Matar : avec Sienne comme avec soi-même

« Le Paradis » par Giovanni di Paolo (1445) The MoMA, New York. Photo MET

Un mois à Sienne n’est cependant pas un récit de voyage mais la chronique des mouvements qu’un nouvel espace, un art singulier, une sociabilité différente, produisent dans un esprit prêt à les accueillir. Elle retrace les flux et les entrelacs de sentiments et de pensées circulant entre passé et présent, entre œuvre et observateur, entre étrangers et autochtones. Elle est le récit des parcours physiques et psychiques d’un être qui, avec attention et patience, cherche à sentir et à comprendre aussi finement que possible. La ville de Sienne, grâce à la place qu’elle donne à celui qui y réside et y déambule, semble plus que toute autre offrir à Matar l’occasion de faire jouer sa sensibilité et son intelligence. La spatialité architecturale et l’espace d’intériorité du visiteur en viennent ainsi à s’interpénétrer, s’interrogeant et se confortant sans cesse.

Les murailles, les « palazzi », les « vie », le paysage alentour, les coutumes des « contrade » (qui fêtent les naissances de tous leurs nouveaux habitants, italiens ou non, catholiques ou non), l’intérêt que peuvent lui porter commerçants, gardiens de musée ou un travailleur jordanien rencontré par hasard, suscitent chez Matar une réflexion sur ses liens avec autrui, le passé individuel et historique. Ainsi, traversant l’extraordinaire Campo en éventail d’où chacun voit tous les autres et, en retour, est visible d’eux tous, il a le sentiment de « prend[re] part à une chorégraphie vieille de plusieurs siècles destinée à rappeler à des êtres solitaires qu’il n’est ni possible ni souhaitable d’exister sans le moindre lien ». Alors Matar, fils « endeuillé privé de tombe », se trouve comme inclus dans l’espace, le temps, le mouvement continu des hommes et de l’Histoire.

Mais c’est peut-être la peinture qui semble exercer sur lui l’influence la plus profonde ; elle lui avait d’ailleurs fourni le prétexte premier de son séjour à Sienne. Il en a une fine connaissance, plus affective qu’intellectuelle : déjà jeune étudiant, confie-t-il, il avait pour habitude de se rendre à l’heure du déjeuner à la National Gallery et de rester devant un seul tableau pendant une heure, car « une peinture change à mesure que vous l’observez, de plusieurs manières toutes imprévisibles ». Puis il ajoute avec une pointe de drôlerie : « un tableau demande du temps. Aujourd’hui il me faut souvent une année entière avant de passer au suivant ».

Un mois à Sienne, d'Hisham Matar : avec Sienne comme avec soi-même

« Le Triomphe de David » par Nicolas Poussin (1631-1633)

De fait, Matar vit chaque tableau comme de lentes retrouvailles, comme un exercice amoureux ou amical entre un objet et un spectateur qui tous deux souhaitent être reconnus, compris. Les modes d’expression de ces deux désirs, leurs fluctuations, les capacités de sympathie et de mémoire qu’ils exigent pour que se noue la relation, nourrissent en grande partie la méditation de l’auteur. Celle-ci s’ouvre sur la manière dont il en est venu à s’intéresser aux primitifs italiens, un art qui au début ne lui « disait rien » et pour lequel il lui semblait manquer de « préparation » ou de « traduction », et se conclut sur la quasi-amitié qu’il a liée avec Le Paradis de Giovanni di Paolo (du Metropolitan Museum de New York).

Ainsi Un mois à Sienne nous fait-il sentir, entre autres choses, avec infiniment de douceur que tout ce qui compte « demande du temps » et d’abord une perception attentive dans laquelle la saisie d’une œuvre, d’une situation, d’une ville, d’un autre, va de pair avec une saisie de soi. Les considérations de Matar dans cet accueillant petit ouvrage – qui vont donc de réflexions et rêveries sur la peinture, la peste noire de 1348, les Siennois, à d’autres sur son passé, sa situation actuelle, etc. – mettent très joliment en scène le caractère mystérieusement interrogatif et affectif de l’attention vraie.

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