Dédiaboliser le vodou

Enfin Haïti. Lieu où Mireille Aïn va trouver le bonheur, la « paix à soi », un sens à sa vie. Française à la peau blanche, devenue « manbo », elle livre avec Cinq tambours pour deux serpents un témoignage de son expérience du vodou qui entend mettre en crise ou en déroute un ensemble de clichés dégradants dont fait et a fait les frais ce « mode de vie communautaire épanouissant », cette « cosmogonie » qui est une « conception de l’homme en liaison avec ses origines spirituelles et sacrées ».


Mireille Aïn, Cinq tambours pour deux serpents. Itinéraire d’une Française en Haïti. Plon, coll. « Terre humaine », 321 p., 23 €


On ne dédiabolise que ce qui a été investi par le diable. Qui a fait du vodou le lieu du diable ? Quand et dans quelles conditions et à quelles fins ? Comment est alimenté cet imaginaire et pourquoi survit-il ? Sans se poser ces questions, Mireille Aïn nous donne à voir le vodou de l’intérieur – même si le lecteur n’aura pas accès, en toute logique, aux principes ou secrets réservés aux seuls initiés. Ses réponses, lacunaires, sont filtrées dans la façon qu’elle a de partager sa pratique. On voit surtout ce que le vodou lui a permis de construire en termes de personnalité et de possibilité d’être au monde en y trouvant du sens.

L’itinéraire spirituel de Mireille Aïn a pour point de départ l’Ubamda en passant par le Macumba pour arriver aux Lwa. Les deux premières expériences se passent au Brésil puis, à l’occasion d’une mission professionnelle, sur la terre où son « voyage a vraiment commencé », Haïti chérie. Du titre de son livre, qui reprend des éléments du vodou haïtien, elle donne le sens dans une interview accordée au National, quotidien de Port-au-Prince : « Cinq tambours, c’est la ligne minimale des tambours rituels : trois tambours Rada, deux tambours Petro. Deux serpents : il s’agit naturellement d’Aida Wèdo et de Damballa Wèdo, le serpent tellurique et le serpent arc-en-ciel qui célèbre l’harmonie retrouvée après l’orage ».

Elle est née à Béziers en 1948 dans une famille relativement aisée et équilibrée. Une naissance gémellaire est significative en Haïti, et surtout l’événement qui a suivi : la mort de son frère jumeau après trois jours. C’est peut-être ce manque qui est au fondement de ses premières instabilités émotionnelles voire spirituelles et qui la conduira vers la terre de Jean-Jacques Dessalines. Cela semble également constituer la particularité de sa présence dans l’expérience du vodou en tant qu’« étrangère ». Une expérience essentiellement spirituelle ; peu, voire pas du tout, intellectuelle : c’est la ligne qui démarque Mireille Aïn des « professionnels » des sciences humaines et sociales. Elle le dit clairement et surtout avec humilité, non pour décrédibiliser leur parole mais pour dire qu’elle se situe ailleurs : « je précise que je ne suis ni ethnologue ni sociologue. Dans ces deux disciplines, on a beaucoup parlé du vodou dans tous ses aspects, mais avec un regard extérieur ». Certains de ces travaux ne font que contribuer à une expression dévalorisante du vodou.  Identifiant les lieux ou les acteurs de la construction d’un tel imaginaire, Laënnec Hurbon constate qu’il y a un « effet terrible du langage de la diabolisation et de la barbarisation du champ entier du vodou ».

Cinq tambours pour deux serpents : Mireille Aïn dédiabolise le vodou

« Tu dois écrire. […] Faire connaître. C’est ta fonction. » : telle est la mission que Mireille Aïn  se voit confier par son père initiateur, Max Beauvoir (1936-2015), qui était « Ati national » c’est-à-dire chef suprême du vodou. Un vent d’ignorance souffle à l’égard du vodou, non seulement en Haïti mais aussi en dehors du pays. C’est pourquoi, à défaut ou à côté d’autres réalisations, elle doit contribuer à dédiaboliser le vodou par la transmission d’une vérité venue de l’intérieur, de sa pratique et de son observation de la pratique des autres. Parce qu’elle a trouvé sa voie, on l’entend nous dire dans un style savoureux : « Le vodou n’est pas un amalgame de croyances maléfiques où se pratique la magie noire, où on charcute des poupées à coups d’aiguille. Il est un lieu d’apprentissage, une approche du sacré avec ses règles rigoureuses, ses cérémonies établissant une alliance féconde avec l’Invisible. »

Déloger un imaginaire négatif du vodou reste un exercice ardu quand on veut être subtil dans la déconstruction des idées établies. Le vodou comme lieu de la manifestation du diable semble être ancré dans la pensée ordinaire en Haïti. D’ailleurs, Mireille Aïn avait entendu une conversation entre deux fils d’Ougan (prêtre du vodou haïtien) qui l’avait mise dans tous ses états. Ils discutaient de l’idée de se convertir au christianisme par peur de brûler en enfer. Ce qui pose problème n’est pas pour les Haïtiens le fait de vouloir se convertir à une autre religion car ils sont libres de pratiquer la religion qui leur plaît et qui répond à leurs questions existentielles. Néanmoins, cela révèle quelque chose de précis, à savoir que le vodou en Haïti est l’exact opposé de ce qui est bon pour délivrer quelqu’un d’un « châtiment à venir », du mal. Ordinairement, être vodouisant, c’est passer contrat avec le diable. Il est impossible d’être dans le bien, le bon et le vrai. Le champ du vodou est exclu de ces notions morales qui structurent les sentiments et émotions d’un vivre-ensemble correct ; donc le vodou est incapable de permettre à l’individu d’avoir une espérance bienheureuse quant à la destination de son âme. Le vodou est malheur, dans l’immédiat ou dans la durée.

C’est à cela qu’est confrontée cette « Blanche » dont « l’initiation a bousculé les codes sociaux ». Les questions que l’on posait au début importent beaucoup dans le nécessaire travail de dédiabolisation qui est en jeu dans la production sur le vodou. Le témoignage de Manbo Aïn est le gage d’une ouverture vers d’autres formations des imaginaires sur le vodou tant il s’agit de choses, rapportées avec lucidité mais non sans quelques brins de passion, provenant d’une réelle expérience.

On ne peut chercher dans ce témoignage un essai philosophique. Étant donné qu’il s’agit d’expérience religieuse, on verra que Mireille Aïn fait, dans une certaine mesure, un travail d’élaboration des éléments à connaître même si « dans le vodou, on n’explique pas, on montre ». Comme toute vision du monde, le vodou est une tentative de réponse à certains éléments qui paraissent énigmatiques pour l’esprit humain. Il touche à l’universel en tant qu’il y est question de propositions sur l’organisation de l’existant défiant l’idée de l’« existence en sursis » dont fait mention  Laënnec Hurbon dans Le barbare imaginaire (Cerf, 1988).

Manbo Aïn nous rapporte la conception complexe, dans le vodou, de notions comme l’amour, la justice, la haine, le vivre-ensemble, la liberté, l’esprit, le corps, l’âme, la mort. Dans un cadre pratique, elle nous permet d’entrer avec une certaine douceur dans le panthéon du vodou pour en connaître la structure et les enjeux sociétaux. Son témoignage est tout autant un désapprentissage des clichés qu’un apprentissage de ce « mode de vie communautaire épanouissant » où l’homme ne se coupe pas du sacré dans sa construction.

Cinq tambours pour deux serpents constitue un témoignage au souffle romanesque, avec une écriture fluide et lumineuse. On y décèle la toile bien ourdie du vodou comme cosmogonie. L’homme et son bien-être sont au cœur de cette pratique qui, associée à la liberté et à la justice sociale, prend en compte les difficultés de ceux qui sont en situation de domination et d’oppression. Pour Mireille Aïn, le vodou est libérateur. Manbo Aïn a été libérée !

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