La prose de Noël

Hiver, de la romancière écossaise Ali Smith, qui vient de paraître en français, constitue le deuxième volet, après Automne, de son « quatuor des saisons », déjà intégralement publié en Grande-Bretagne entre 2016 et 2020. Ali Smith avait depuis longtemps l’ambition d’écrire un ou des textes qui suivraient le cycle naturel de l’année, et qui appréhenderaient « au plus près », suivant ses propres termes, les événements de la vie de la nation.


Ali Smith, Hiver. Trad. de l’anglais (Grande-Bretagne) par Laetitia Devaux. Grasset, 316 p., 23 €


Pour ce faire, Ali Smith souhaitait maintenir le temps du roman le plus près possible du temps de l’écriture, et obtenir une publication quasi sans délai après la rédaction du manuscrit. La réalisation d’un tel projet supposait donc une célérité sans faille et pour l’auteur et pour l’éditeur. Smith, qui a toujours confié qu’elle aimait écrire vite, n’eut aucun mal à convaincre ce dernier ; enthousiasmé par l’idée, il se mit au travail avant d’avoir vu une seule ligne du quatuor. Les couvertures furent demandées à David Hockney, qui proposa quatre jolies scènes d’un même chemin du East Yorkshire à quatre saisons différentes. Les tirages reliés toile (avec le bandeau reproduisant les Hockney) furent choisis avec des couleurs adaptées aux moments de l’année (roux, gris clair, vert, jaune). Les représentants furent dépêchés auprès des libraires sans avoir en main un résumé des intrigues puisque Smith ne savait pas encore quelle(s) histoire(s) elle raconterait.

Ce qu’elle avait décidé, cependant, c’est que chaque livre ferait référence à une pièce de Shakespeare, ainsi qu’à des œuvres d’autres écrivains, et à un artiste plasticien – la peintre Pauline Boty dans Automne, la sculptrice Barbara Hepworth dans Hiver. Ce qu’elle n’avait pas à décider, puisque son talent la mène déjà dans cette direction, c’est qu’il y aurait de la fantaisie et des moments surréels, des personnages pittoresques et un peu allégoriques, des jeux de mots sous toutes leurs formes, des allusions à profusion, des motifs récurrents, des points de vue différents, une prose aussi vive que possible.

Exercice de corde raide, donc. Et belle réussite éditoriale : chaque volume, fort élégant, fut « sorti » dans les temps, et des ajouts de dernière minute purent être intégrés in extremis (comme ceux qui concernent l’assassinat de George Floyd et le mouvement Black Lives Matter que Smith voulut voir figurer dans Summer alors qu’elle avait déjà remis le manuscrit). Belle réussite pour l’écrivain qui tint son pari, mais qui, modeste, disait après l’effort : « Je ne sais pas s’ils fonctionnent, ces livres. J’espère que oui ». Belle réussite critique aussi puisque la presse aima généralement le quatuor, tant pour son « upcycling » de vieux thèmes (les saisons avec leurs traditionnelles symboliques), son audacieux survol « du Brexit au Covid », que pour les histoires elles-mêmes qui contenaient toujours des réminiscences des précédents livres mais permettaient cependant à chaque roman d’être lu indépendamment des autres.

Dans Hiver, pour résumer une intrigue difficilement « résumable », quatre personnages se retrouvent en Cornouailles pour un de ces dîners de Noël que la tradition littéraire, mais surtout cinématographique et télévisuelle, pense souvent comme un grand moment de révélation, chacun s’y confrontant aux autres, leur disant ses vérités ou ses mensonges, et finissant ou non par se réconcilier avec eux. Le passé des personnages ici évoqué autour de la table familiale et dans les jours qui suivent est également repris au long du roman par des épisodes plus ou moins lointains suggérant des origines possibles à leurs conflits émotionnels et politiques. Au fil des pages s’échangent aussi des points de vue sur l’art, la situation du pays, l’écologie, l’engagement personnel… Fantômes, métamorphoses, hallucinations sont de la partie, tout comme Dickens, Cymbeline, Le Dictateur de Chaplin, un film avec Elvis Presley, les sculptures d’Hepworth, des cantiques de saison, etc. Le livre s’achève bien après Noël, en juillet 2017, sur un discours aux Boy Scouts américains de Donald Trump, nouvellement élu, dans lequel il leur promet qu’ils pourront à nouveau souhaiter « Joyeux Noël ! ».  « You’re going to be able to say Merry Xmas again, folks ! » Mais même la note grotesque et sinistre de ces promesses de Noël en plein été n’altère pas la tonalité un peu optimiste du livre, car dans Hiver tout se meurt mais tout peut renaître différemment.

Hiver, le deuxième tome du quatuor des saisons d'Ali Smith

Ali Smith © Aliin Ferrara

Le désordre du roman et son excentricité permettent au lecteur de penser, de s’égarer, de s’amuser, et même de construire un peu l’histoire qu’il souhaite. Cette liberté est une des grandes qualités de l’œuvre de Smith. Mais pas toujours. Sa belle mécanique ne fonctionne pas sans heurts ni pannes. Le rythme, par exemple, a ses ratés : ainsi, au début, le récit a-t-il du mal à prendre la route, piétinant avec quelques scènes peu comiques de critique sociale assez creuses (les visites chez l’opticien, à la banque… même si celles-ci ont aussi d’autres fonctions). Ensuite, les élans fantaisistes du livre accusent parfois la fatigue et cèdent la place à un didactisme appuyé, surtout dans les discussions entre personnages. Smith est alors au bord d’un prêchi-prêcha à la coloration politique sympathique, mais littérairement peu convaincant :

« Ils ont fait leur choix, avait-il dit le jour où elle avait plaint les Européens qui se demandaient s’ils allaient pouvoir continuer à vivre dans ce pays […] Ils ont choisi de venir ici. Ils ont pris ce risque ce n’est pas de notre responsabilité.

Ce n’est pas notre choix, avait-elle dit.

En effet, avait-il dit.

Comme les noyés dans la Manche parce qu’ils avaient tenté de fuir la guerre, dont tu as dit qu’on n’avait pas à se sentir responsable parce que c’était leur choix de fuir une maison bombardée ou en feu, et encore leur choix de monter dans une embarcation ayant chaviré ? avait-elle dit. »

Smith, malgré sa finesse et sa grande connaissance des problèmes de la création romanesque, est alors bien platement explicite, tout comme dans les noms qu’elle donne aux personnages et, parfois, aux fonctions qu’elle leur attribue : Art (comme le roi Arthur, comme « art ») qui écrit un blog intitulé « Art in Nature » ; Lux (une immigrée qui aime et lit Shakespeare) qu’Art amène pour Noël ; Sophia (« sagesse », bien sûr), la mère d’Art ; sa tante Iris, messagère peu divine aussi surnommée Ire (elle fut une militante anti-nucléaire des années 1980, et continue la lutte aujourd’hui pour d’autres causes)… La note symbolique n’est pas toujours aisée à tenir, pas plus que la note comique lorsqu’elle se joue dans une tonalité délibérément banale, comme dans les nombreux riffs de jeux de mots (« I am nobody’s child. I am no body’s child », « Dead/Head/Ahead ») ou dans des affèteries linguistiques (« it smiled […] cheshire catly »).

Mais ces facilités disparaissent lorsque Smith déploie sa belle prose, celle qui veut « réécrire la tradition, faire fusionner l’ordinaire, le légendaire, le fictionnel et le réel et donner une dimension épique à la vie de tous les jours, à l’homme de la rue, et vice versa » (paroles de Smith pour décrire la prose d’un auteur qu’elle admire). Car la romancière met très haut la barre littéraire.

Malheureusement, la version française ne permet pas de percevoir dans les pages d’Hiver « la magnifique turbulence de l’imagination » chère à Smith, lorsque celle-ci se manifeste. La traduction est négligente (des phrases et des mots sont oubliés ou mal compris) et ne recule pas devant le galimatias (« elle s’était alors précipitée vers la maison en refermant la porte et l’avait traversée le plus vite possible » ; « il avait sauté sur le disque » pour « stamped on ») ; les morceaux de papier sont « soufflés sur le trottoir » ; des migrants ont fait « leur choix de monter dans une embarcation ayant chaviré », etc. Bref, le texte traduit peine à donner une idée de ce que peut être le talent de Smith, sérieux et fantasque, épris de rapidité et de variation. Le lecteur, comme ces migrants mentionnés par un des personnages du livre, a donc parfois l’impression de se trouver dans une embarcation « ayant chaviré ». Dommage.

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