Soif d’absolu

La vie dans les poches (3)

C’est une entreprise autobiographique immense, un chantier de vingt ans, une œuvre en six volumes dont les cinq premiers existent en poche. Le sixième et dernier vient de paraître, il s’intitule Fin de combat. Passons rapidement sur l’état civil de l’écrivain-combattant à l’origine de ce géant ouvrage. Il se nomme Karl Ove Knausgaard, il est né en 1968, il est norvégien, il est marié et a quatre enfants. Sa vie est ordinaire, elle ne connaît ni la guerre ni l’héroïsme. Alors en quoi ces 3 600 pages sont-elles extraordinaires ? Pourquoi s’y perdre, y perdre du temps, son temps, le temps ?


Karl Ove Knausgaard, Mon combat : La mort d’un père (I), Un homme amoureux (II), Jeune homme (III), Aux confins du monde (IV), Comme il pleut sur la ville (V). Trad. du norvégien par Marie-Pierre Fiquet. Gallimard, coll. « Folio », 784 p. et 9,70 € pour le vol. V


La longueur, d’abord. Oui, il faut s’abîmer dans ces cinq livres infiniment longs, il faut accepter d’oublier le reste, la France, le confinement, la bouilloire qui siffle, l’efficacité, l’argent, les écrans, les réseaux, les breaking news… Il faut avoir le goût de la lecture au sens de gratuité, indolence, évasion près de soi et à mille lieues. Il faut avoir envie d’écouter cette musique qui tinte au fond de soi et signale une autre vie, plus souterraine, plus intérieure, plus libre, ma vie et celle de cet inconnu nommé Knausgaard qui me la rapte en l’incorporant à la sienne.

Il faut accepter cette donnée jadis évidente, aujourd’hui méprisée : une œuvre très longue ne saurait être une œuvre régulière, à la cadence parfaite, maîtrisée de bout en bout, sans temps morts. Des temps morts, il y en a plein dans ces cinq volumes. Des dialogues interminables et banals. Des scènes de la vie quotidienne, familiale, conjugale, matérielle et pratique. Des allers-retours dans les rues de Bergen et de Stockholm… Un matériau usuel, gris comme les jours qui s’égrènent et les nuits qui s’enchaînent.

La vie est ainsi faite, souffle la voix de Knausgaard, de cette superposition de temps et de cadences, de ces variations d’intensité, de ce sentiment d’ennui qui alterne avec les moments de joie et les instants de crise… C’est exactement « ça », ces fluctuations, ces hauts et ces bas, que son œuvre autobiographique suit et déroule. Ces centaines de pages, ces milliers et milliers de mots épousent la vie, c’est-à-dire les mouvements de cette vie, ses flux, ses reflux.

La forme est là, pourtant. Elle se dégage au sein de chaque livre, et davantage encore quand on passe de l’un à l’autre. Les six volumes de Mon combat n’obéissent pas à un ordre chronologique. Leur succession ne mime pas celle du développement du corps et de l’esprit : volume-un-enfance, volume-deux-adolescence, volume-trois-jeunesse, etc. Chaque livre a son économie, son architecture, et peut se lire de façon autonome. Chacun se concentre sur une saison de la vie de l’écrivain et possède sa clé, sol, fa ou ut.

Mon combat, de Karl Ove Knausgaard : soif d'absolu

Karl Ove Knausgaard © MT Slanzi

Les livres se croisent et il arrive qu’ils reviennent sur un même épisode, mais sous un jour si différent que seule une intelligence artificielle, une lecture purement comptable, pourrait parler de répétition. La pure répétition existe-t-elle dans une vie ? La conscience de chacun, la perception, la façon d’éprouver, de traverser et de se remémorer chaque instant est unique et l’abolit.

Le premier volume, La mort d’un père, commence par la fin : la description de l’arrêt du battement d’un cœur. Suivent plusieurs pages d’une réflexion sur la mort dans nos sociétés. Puis survient « Un soir » et, quelques lignes plus loin, « Je ». Karl Ove Knausgaard a huit ans, il regarde la télévision, un naufrage a eu lieu, il vient de voir les contours d’un visage. Hanté par cette image, il va se confier à son père dans le jardin.

Ce premier souvenir permet de dévider le fil autobiographique d’un volume qui mêle plusieurs périodes de la vie de l’auteur et se suffit à lui-même. La mort d’un père contient en germe les cinq tomes qui suivront. Il est traversé par de nombreuses méditations sur ce que l’écriture fait advenir, et par cette image du visage, sublime, qui revient quand l’auteur s’observe dans la glace, quand il médite sur les autoportraits de Rembrandt (Knausgaard a une formation en histoire de l’art), ou un jour, alors qu’il travaille et observe le parquet : « Je vis que les nœuds et les cernes du bois formaient l’image du Christ avec sa couronne d’épines. »

L’œuvre de Knausgaard tient autant par le Je que par ces « apparitions », ces instants où l’ailleurs surgit et casse la langueur des travaux et des jours. Ils apparaissent également dans le deuxième volume, Un homme amoureux, plus journalier. Knausgaard s’est séparé de sa première épouse et rencontre celle qui deviendra la mère de ses enfants. Ce livre-là met en scène un père qui vit dans une Suède dont le conformisme l’exaspère, d’autant que lui-même se plie aux usages d’une société où l’égalité et la justice sont l’horizon ultime. Assister aux accouchements, aller à la crèche, faire les courses, être obligé de discuter avec les mères et les pères de famille…

L’écrivain se décrit rageur, aimant mais horripilé, étouffé par le « rail des routines », souffrant de l’impression d’être privé de sa virilité, aspirant à plus de sens. « Qui méditait encore sur l’absurdité de la vie ? Les adolescents. » Des pages emportées et libres brisent le roman du quotidien, mais aussi des pages plus apaisées, admiratives, ainsi quand est évoqué l’art de Tarkovski filmant une table et des « tasses se remplissant lentement de pluie ». Nous avons besoin de contemplation, nous avons besoin que cesse l’action, rappelle en sourdine Knausgaard qui observe de son balcon les gens, les êtres que nous sommes.

Le troisième volume, Jeune homme, est plus serein. Il est entièrement consacré à l’enfance et à l’adolescence de l’écrivain. Son frère et lui ont grandi sur l’île de Tromøya, au sud de la Norvège. Les parents, enseignant et infirmière, nés en 1944, sont l’image type de la génération qui incarne et croit à la nouveauté et à la société planifiée. Mais le livre abandonne très vite la réflexion sur l’esprit du temps pour céder à l’art de raconter – un art qui tient du don, du talent que les fées vous offrent à la naissance, que Knausgaard possède et manie comme une baguette magique.

Les camarades, les manuels que l’on protège sous l’œil bienveillant de maman, les piques du grand frère, les filles, ces créatures mystérieuses et attirantes, les livres d’aventures que l’on dévore goulûment… Mais aussi les ondins, ces petits génies des eaux, « ils attrapent les enfants et les noient », encore là, en ces années de social-démocratie triomphante, venus du fond de la mythologie nordique, merveilleux, terrifiants, tapis dans les rêves et les océans de Knausgaard.

Mon combat, de Karl Ove Knausgaard : soif d'absolu

« Autoportrait à l’âge de 63 ans » de Rembrandt (1669), cité par Karl Ove Knausgaard © National Gallery

Comment l’écrivain peut-il convoquer un tel matériau avec une telle acuité, une telle précision, autant de scènes, de détails, de personnes ? Lui-même se pose la question dans l’ultime ligne du livre et parle de « mémoire absolue » comme on parle d’oreille absolue. Le lecteur referme ce troisième tome en se disant que cette mémoire exceptionnelle est un cadeau, mais aussi un poids, une douleur, une source de tourments. Les souvenirs et l’écriture semblent excéder l’homme. Ce flot de mots et de réminiscences est si puissant qu’on le dirait puni et désigné par les dieux pour témoigner du monde tel qu’il est.

Quelque chose souffle en lui et souffre, un élan vital cruel et mêlé d’orgueil, une extrême sensibilité, une pensée qui ne cesse jamais, le bourdonnement de la conscience qui interdit la paix. Knausgaard est un homme qui pleure et serre les poings. « Quand ce qui me motive depuis que je suis adulte, à savoir l’ambition d’écrire un jour une œuvre unique, est menacé […] cette pensée me ronge de l’intérieur comme un rat : il faut que je me sauve, le temps passe, s’échappe […] pendant que moi, qu’est-ce que je fais ? »

Qu’est-ce qu’il fait ? Il vit, il écrit, il refuse de s’inscrire à l’université. Voilà ce qu’il raconte dans le quatrième volume, Aux confins du monde. Il quitte tout pour enseigner à des enfants d’un minuscule village de l’extrême nord de la Norvège, tourmenté par sa virginité et les pressions du désir, rejetant avec la fureur de la jeunesse le matérialisme et l’autorité, nourri de 33-tours et de livres, buvant plus que de raison, épris d’absolu. Là encore les souvenirs se pressent, l’exactitude sidère, l’énergie de la fin de l’adolescence explose les pages.

Le lecteur-la lectrice découvre les carnets d’un père qui sombre dans l’alcoolisme et la mère raisonnable à qui le fils oppose un besoin « d’ordre spirituel, putain ! ». Et lui-elle a envie de se battre, comme l’écrivain, contre lui parce qu’il lui vole son attention et son temps. Comment fait-il pour « me » happer avec cette force, et encore en ce cinquième volume, Comme il pleut sur la ville, où nous voilà embarqués à Bergen, de nouveau dans le sud de la Norvège, où débute la « carrière » d’écrivain de Knausgaard ?

Un sujet, un verbe, un complément… une virgule, un point… une phrase, un phrasé, et me voilà prise, la prose court au fil des pages comme si c’était la chose la plus naturelle au monde, avec l’évidence, l’éclat du ciel et des nuages que partout l’écrivain note. La qualité et la fluidité de la traduction de Marie-Pierre Fiquet sont remarquables : l’équilibre parfait entre les temps du passé, entre le « on » et le « nous » ; le balancement entre une belle langue classique, riche, non datée, et une langue post-68, plus insolente et plus farouche. Et le rythme, le mouvement, la longueur de la route à reproduire… Il regarde peu le sol à ses pieds, il lève les yeux et décrit les pins, les troncs hauts, les aiguilles, et la lumière du Nord, si belle, bleue, argentée, irisée, noire en hiver, avant, longtemps avant la renaissance de la nature, dans un pays où les saisons sont encore violemment contrastées. Une clarté sombre illumine l’œuvre de Knausgaard, un idéal de plénitude et de sens presque brutal.

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