La manie et l’écriture

Thomas Melle, atteint de bipolarité, nous offre un texte inclassable, ni roman, ni autobiographie, ni chronique d’une maladie, à moins que ce ne soit tout cela à la fois. Le monde dans le dos est plus qu’une analyse, un retour sur la déferlante maniaque qui s’abat sur lui sans crier gare, emportant toutes les digues protectrices, avant de refluer en abandonnant derrière elle les fragments épars d’un « moi » qu’il lui faut rassembler. Il s’agit de faire ressurgir, quand le calme revient, ces vestiges à demi enfouis, cadenassés dans un recoin de la mémoire ; de trouver les mots, de les écrire pour survivre, pour vivre tout simplement. Et le lecteur, à la fois ébranlé par ce qu’il lit et fasciné par la maîtrise de la narration, assiste à la lente résurrection d’un auteur qui manifeste un talent des plus originaux.


Thomas Melle, Le monde dans le dos. Trad. de l’allemand par Mathilde Julia Sobottke. Métailié, 320 p., 21,50 €


Le récit couvre plusieurs années, entre 1999 et 2016, de la première manifestation violente du trouble bipolaire jusqu’au moment où l’auteur se prend à croire sa guérison possible. Car la maladie, qui fait alterner une phase dangereusement euphorique avec une chute brutale dans la dépression, laisse au malade des périodes de rémission plus ou moins longues, durant lesquelles il reste seul avec un passé encombrant, un présent équivoque, un avenir aléatoire. Thomas Melle raconte comment trois crises successives ont oblitéré son jugement et décuplé son activité cérébrale, mais, étant donné que « la manie efface en grande partie les souvenirs », il en est réduit à fouiller sa mémoire, interroger celle de ses amis, lire la littérature médicale, examiner les comptes rendus cliniques le concernant. Moins pour comprendre que pour tenter de remettre de l’ordre en lui-même et rétablir la cohérence d’une personnalité mise à mal durant la phase maniaque.

Une « perte » significative inaugure Le monde dans le dos : l’auteur vend, brade et dilapide sa bibliothèque personnelle lors de la crise de 2006, se débarrassant dans son exaltation destructrice d’une culture qui l’oppresse autant que son passé de bibliophile. Collectionner, amasser des objets ou des connaissances, autant de poids qui l’empêchent de se libérer. Bien sûr, il le regrettera plus tard. Mais, lorsque les émotions se font incontrôlables, « le cerveau sans maître s’enfuit ». Il ne suffit pas de connaître le mécanisme de la maladie bipolaire, ni d’en savoir les possibles origines héréditaires : le texte de Thomas Melle est une approche par l’écriture de cet étranger en crise qui n’est autre que lui-même, qui explose littéralement dans la sollicitation irrépressible de l’activité neuronale, et s’affranchit brusquement des règles communément admises pour obéir à une autre logique – jusqu’à ce que, infailliblement, la dépression finisse par s’installer.

Le monde dans le dos, de Thomas Melle : la manie et l'écriture

Thomas Melle © Dagmar Morath

Quand les contours du moi se fissurent sous la pression hyperactive, floutant les limites qui le séparent du monde extérieur, le malade dispose avec l’informatique d’un redoutable outil pour démultiplier ses facultés : « Les mails. Aucun moyen de communication n’est plus séduisant et fatal quand on est dans une phase maniaque ». Ce que Thomas Melle décrit plus tard comme « la trappe par laquelle j’étais tombé dans la maladie ». Un clic sur l’ordinateur suffit à envoyer un message à des milliers de personnes, sans possibilité de retour… Tout commence donc comme une mauvaise blague d’étudiants, par le piratage d’un blog qu’on alimente de propos incongrus. Puis c’est sur son propre site que se manifeste à tout vent une « performance égocentrique » grisante, qui va bien au-delà de la plaisanterie. Thomas Melle ira jusqu’à annoncer sa propre mort dans la notice de Wikipédia qui lui est consacrée !

Toute frontière est alors brouillée, toute limite dépassée, et le bruit du monde entre en lui, capté par ses « antennes » ultrasensibles. Chaque information, présente ou passée, ne paraît s’adresser qu’à lui, la plus anodine des chansons renferme un message qui lui est destiné : « J’ai le monde entier dans le dos, et aussi toute l’Histoire ». C’est comme si on lui en voulait depuis toujours, comme s’il était la cause de tout (y compris des catastrophes du siècle), comme si l’on attendait en sa personne le « messie le plus perfide de tous les temps », à la fois « victime de l’esprit universel » et « justicier de l’avenir » – et prêt à redresser les torts à coups de batte de baseball ! Faut-il s’étonner s’il rencontre en plein délire psychotique des personnalités mortes ou vivantes du monde de la politique, des arts ou du spectacle, se trouve face à face avec Thomas Bernhard, renverse un verre de vin sur le pantalon de Picasso, couche avec Madonna, etc. ?

C’est avec l’innocence du délire qu’il commet ses frasques, saccage, détruit, change de domicile, et, si certains de ses amis veulent l’aider, la plupart de ceux qu’il côtoie supportent difficilement sa présence. On rejette les fous et, même quand on les soigne, on commence par les enfermer. Ce qui déclenche une série de fuites, de dérobades, de voyages que Thomas Melle s’efforce de reconstituer dans ce livre. Dans la solitude pourtant surpeuplée de sa démence, la musique l’accompagne toujours, des chanteurs et des groupes de rock industriel, des rythmes électroniques qui doublent, interprètent ou traduisent sa présence douloureuse au monde. Il efface ses traces, disparaît, se perd dans des villes que, parfois, il connaît. Si quelqu’un finit par lui venir en aide, il n’y voit guère qu’une agression de plus, au mieux un geste inutile. Et lorsque la dépression succède à la phase maniaque en un reflux brutal, la honte s’empare de lui, le laissant penaud et désemparé, encombré de lui-même, envahi par une insondable tristesse.

Thomas Melle est encore peu connu en France. On apprécie d’autant plus l’heureuse initiative de Nicole Bary, qui dirige la collection « Bibliothèque allemande » des éditions Métailié, ainsi que l’excellent travail de la traductrice, Mathilde Julia Sobottke. La maladie, qui chez lui est au centre de tout, aurait pu faire obstacle à son activité littéraire, mais, loin d’anéantir sa créativité, elle s’est pour ainsi dire glissée dans son œuvre, jusqu’à en devenir l’instigatrice. Elle ne l’a pas empêché d’écrire pour le théâtre, de traduire de l’anglais, d’être remarqué et d’obtenir des récompenses. Thomas Melle, âgé aujourd’hui de quarante-cinq ans, s’est passionné dès l’enfance pour la lecture, l’étude et l’écriture ; les années l’ont enrichi d’une culture solide et éclectique qui transparaît à chaque page, joignant le plus classique au plus moderne. Mais cela s’est fait au prix de difficultés et de doutes liés à son trouble psychique qui trouvent ici leur écho, invitant le lecteur à s’interroger sur la raison même de la rédaction et de la publication d’un texte qui n’est pas, comme l’était 3000 €, une « simple » fiction littéraire.

Le monde dans le dos, de Thomas Melle : la manie et l'écriture

Car Thomas Melle renonce dans ce texte à l’habillage qui permet habituellement de s’abriter derrière des personnages, devenus pour lui « des sosies et des revenants de moi-même [qui] sillonnent tout ce que j’ai écrit et publié jusqu’ici ». Ce livre-ci, dont le sujet, dit-il, s’est littéralement imposé à lui, est bien une « tentative de [se] libérer de cette réincarnation éternelle », une thérapie. Mais Thomas Melle y voit d’abord une condition à la poursuite d’une œuvre menacée de se tarir, suivant à la lettre le conseil de l’écrivain Thomas Jonigk : « Si ça te pose un problème, fais de ce problème ton sujet ». Il lui faut donc sonder la maladie qui va de pair avec sa vocation. Mais, au-delà de son cas individuel, ce qu’il explore nous concerne tous, tant il paraît vrai que « personne n’est maître de sa propre maison ni ne l’a jamais été » : la voie de la littérature est ainsi ouverte.

Thomas Melle ne conçoit pas d’écrire en état de transe, pas plus qu’il ne croit la mélancolie sœur du génie ni la maladie mère de la création, quand bien même nombre d’artistes et écrivains auraient frôlé – ou dépassé – les limites de la « folie ». En fouillant son mal-être, il accède néanmoins aux zones grises mais riches de la conscience d’où peut surgir une œuvre, à condition de faire un effort de clairvoyance, et en prenant la distance suffisante : car « il faut dix ans de recul pour pouvoir écrire sur une chose vécue ». On peine à trouver à ces pages (qui ne s’apparentent pas au récit d’une névrose) quelque modèle ou filiation qui permettrait de les ranger sous une rubrique établie ; mais leur valeur littéraire est incontestable, évidente, tant par la qualité de l’écriture que par la variété des tons. La franchise du propos reste sous le contrôle de l’écrivain, soucieux du mot et de l’image justes, artisan scrupuleux de son propre récit.

Une tension souvent douloureuse s’instaure entre la souffrance et l’espoir, elle résonne dans les mots d’un auteur qui, au terme de plusieurs rechutes, veut se donner les moyens d’une guérison définitive. La maladie est pour Thomas Melle un malheur, et rien d’autre. Lucide, il décrit comment elle s’est mise en travers de ses projets, au point de ruiner une vie qu’il n’est parvenu à sauver que dans l’écriture : « Ces textes sont devenus ma vie. En dehors de ça, je n’en ai pratiquement pas. Un jour, peut-être, ça s’améliorera, peut-être pas ». Mû par la nécessité de faire le point, Thomas Melle veut écrire en même temps « une histoire culturelle en miniature, l’antiroman d’apprentissage qu’aurait dû être Sickster » – un roman non traduit en français. Au lecteur de juger si l’objectif est atteint, serait-ce partiellement. À moins que ce ne soit la promesse d’un roman à écrire ?

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