Un splendide désastre

Un bref instant de splendeur, paru en 2019 et qui a connu un grand succès, est le premier roman du poète américain Ocean Vuong, né en 1988 à Hô Chi Minh-Ville. Il s’y adresse à sa mère, qui émigra avec lui aux États-Unis.


Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Marguerite Capelle. Gallimard, 288 p., 22 €


Fin avril 1975, la radio de l’armée américaine joue « White Christmas » : c’est le code qui donne le signal de l’évacuation par hélicoptère des civils américains et des réfugiés vietnamiens durant la chute de Saigon. En 1990, Ocean Vuong, âgé de deux ans, émigre avec sa mère et sa grand-mère aux États-Unis.

Les livres d’Ocean Vuong, plus exactement de Little Dog (comme le surnomme sa mère), que ce soient ses textes poétiques (qui lui ont valu le prix T. S. Eliot et ont paru en français aux éditions Mémoire d’encrier, Ciel de nuit blessé par balles, 2018) ou ce premier roman, Un bref instant de splendeur, content le naufrage du Vietnam, d’où est originaire sa famille : sa grand-mère, Lan, hantée par les bombes américaines, sa mère, employée dans une de ces nombreuses ongleries qui font florès au sein de la communauté vietnamienne des États-Unis, son père qui écrivait des lettres des prisons de son pays, lui-même ni vraiment vietnamien ni américain, un queer jaune comme il se définit.

Un bref instant de splendeur d'Ocean Vuong : un splendide désastre

Ocean Vuong © Peter Bienkowski

Il s’adresse à sa mère dans une sorte de lettre qui restera sans réponse, lettre morte écrite de manière décousue et qu’il dit balancer en désordre. Il lit Simone Weil, Edmond Jabès et le Journal de deuil de Roland Barthes, fréquente un cours latino-anglais. À Hartford, dans le Connecticut, où a habité Mark Twain et où est mort Wallace Stevens, il aime errer seul la nuit. Il pense à propos de Trevor, son premier amour mort d’une overdose, que « la vérité, c’est que la mémoire ne nous a pas oubliés ». Sa mère lui demande ce que c’est qu’être écrivain. D’après lui, il ne raconte pas tant une histoire qu’un naufrage – « des fragments qui flottent, enfin déchiffrables ». Le lecteur imagine facilement que L’année de la pensée magique de Joan Didion lui a servi de sésame ouvrant le royaume de Perséphone.

Un bref instant de splendeur est une tragédie, la tragédie de la guerre du Vietnam, la tragédie du déchirement d’une famille, la tragédie du spectacle d’un proche mourant, la tragédie de la perte d’un amour, vécue non pas comme un drame, mais comme la découverte du désir.

Le roman dit tout, le deuil impossible, les souvenirs, les regrets et la stupeur de celui qui apprend ce qu’est la mort. Mais aussi la rage et la fierté d’être autre. Des traces de poésie rendent ce texte en prose à la fois ténébreux et solaire. Le désastre se raconte – il ne peut en être autrement – de façon que le lecteur se sente captif d’une impression d’étouffement et porté par un sentiment de jouissance.

L’amour à mort, la drogue, la douleur, la poésie dispersée, une sincérité à vif, une littérature qui se moque d’être de la « grande littérature », cette sorte de littérature, dit-il, qui « transcende » les barrières de la différence, unissant les gens pour atteindre des « vérités universelles »… Et pourtant, nombreuses sont les pages où Ocean Vuong fait preuve d’empathie, de telle sorte que le roman en entier, s’il est le récit d’un désastre, ne témoigne pas d’une grande froideur : Un bref instant de splendeur est aussi le portrait d’un émigré ne se complaisant ni dans le cynisme ni dans l’apitoiement sur soi. S’il parle de déracinement, c’est avec distance, s’il rappelle qu’il est, aux yeux de certains, un Chinetoque et un queer, il le fait sans se lamenter, parfois avec un rien d’ironie. Poète plus proche d’Eurydice que d’Orphée, romancier pour qui écrire, même de façon disloquée, est d’une vitale nécessité, pour qui il est hors de question de mentir si la fiction signifie mièvrerie et compromis afin de se concilier le lecteur.

Ocean Vuong se veut le messager qui apporte la révélation d’une page d’histoire, mais il est également le sismologue à l’écoute des secousses qui ébranlent les êtres. Son livre est aussi la confession d’un masque et la reconnaissance d’une réalité : « J’étais dévoré, semblait-il, non tant par une personne, un Trevor, que par le désir lui-même. Être régénéré par ce désir, être baptisé par son envie pure. Voilà ce qui m’arrivait. »

Un bref instant de splendeur, où le personnage de Little Dog se retrouve pris au piège dans un monde crépusculaire, n’est pas seulement le récit du deuil et de la perte, de la dépendance à la cocaïne et de l’impérieux besoin d’écrire, c’est également le livre des aveux et des désaveux. Ocean Vuong possède le splendide talent de ceux que Melville appelle les « hommes qui plongent ».


Cet article a été publié sur Mediapart.

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