Le Musée avant les Musées

Les éditions Gallimard publient le premier des trois volumes qui constitueront à terme l’histoire mondiale des musées entreprise par Krzysztof Pomian il y a une trentaine d’années. Un peu plus longtemps en fait, si l’on inscrit cette histoire dans celle des collections particulières dont l’auteur s’est fait le spécialiste, et qu’il récapitule dans ce premier tome sous forme d’une vaste préhistoire de l’idée de musée.


Krzysztof Pomian, Le musée, une histoire mondiale. I. Du trésor au musée. Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 704 p., 35 €


Bien qu’elle soit aujourd’hui largement répandue, ce qui justifie de l’aborder dans une perspective globale, cette idée, rappelle Pomian, est en réalité relativement récente. Elle ne s’est véritablement concrétisée qu’au cours des deux derniers siècles, jusqu’à connaître depuis quelques décennies la croissance exponentielle de musées en tout genre. Le succès du musée en tant qu’institution s’explique par toute une série de facteurs historiques et sociétaux qui ont accompagné le développement de l’Europe. Mais il tient sans doute aussi au fait qu’il est « un cas particulier du phénomène qu’on appelle ‟collectionˮ », lequel est en revanche universel », relève Pomian, observable « dans toutes les sociétés humaines, celles d’Homo sapiens, car, toutes, elles instaurent un échange entre l’invisible et le visible, dont [la collection] est à la fois le révélateur, l’instrument et le produit ».

« Entre l’invisible et le visible : la collection », tel est d’ailleurs le titre de l’article de 1978 que l’auteur avait reproduit en tête de son premier recueil sur le sujet (Collectionneurs, amateurs et curieux, Gallimard, 1987) et qui apparaît rétrospectivement comme son étude princeps. Il y écrivait que l’objet collectionné « permet de parler des morts comme s’ils étaient vivants, des événements passés comme s’ils étaient présents, du lointain comme s’il était proche, et du caché comme s’il était apparent ». Il le permet, ajoutait-il, mais encore il oblige en ce sens, dans la mesure où l’objet se voit par là investi d’une signification qui dépasse son utilité, et qui même l’exclut pour pouvoir être pleinement reconnue dans sa nouvelle dimension. À la notion de symbole, le philosophe préférait cependant celle de « sémiophore », qui manque un peu à l’exposé de son nouveau livre alors qu’il y recourait encore dans le précédent (Des saintes reliques à l’art moderne, Gallimard, 2003), et qui présentait l’avantage de montrer que, sans affecter la matérialité de l’objet, c’est l’intégration de ce dernier à une collection qui en fait une structure porteuse de sens.

Le musée, une histoire mondiale, de Krzysztof Pomian

Sous ce rapport, la collection diffère du trésor, en ce que « l’objet qui fait partie d’un trésor n’est pas une fin en soi, il est un moyen », insiste Pomian, que son ordre d’usage soit matériel ou spirituel. Bien que la collection (et à travers elle, en définitive, le musée) puisse en être issue, le trésor demeure fondamentalement « une collection sans collectionneur » : le propriétaire des objets qui s’y trouvent peut certes connaître la signification de chacun, mais la collection est en quelque sorte recouverte par la sacralité qui lui échoit et lui échappe avec eux ; même si le prestige d’en être le gardien rejaillit nécessairement sur sa personne. Reste que le détenteur d’un trésor ne choisit pas pour lui ce qu’il collecte, et si la thésaurisation des reliques, coextensive à la christianisation du trésor impérial romain et de ceux des rois barbares, peut bien résulter de la prédation, celle-ci vise moins à l’accaparement individuel qu’à la défense d’une croyance religieuse pour laquelle ces objets revêtent, d’un point de vue communautaire et institutionnel, une signification sacrée.

Il est certainement aisé d’apercevoir combien l’idée de musée, en tant que lieu semblable à un temple où une société conserve les objets qu’elle juge indispensables à sa cohésion, est redevable à celle de trésor ; combien aussi l’orientation des musées « vers un avenir indéfiniment lointain », les transformant en « lieux d’un culte propre à des sociétés futurocentriques », rappelle l’au-delà que visaient les trésors païens et chrétiens. Pomian ne se hasarde pourtant guère à ce type de rapprocGuerrhements, comme si les discontinuités historiques auxquelles il porte une attention minutieuse freinaient la critique que sa théorisation autoriserait pourtant.

Un autre point paraît susciter chez lui des préventions analogues. Il s’agit de la question du rôle de la guerre et de la paix dans la constitution des collections particulières et, par suite, des musées. « À l’évidence, soutient l’auteur, la paix, la stabilité politique et une économie qui produit assez de surplus pour permettre le financement des arts et du luxe en général sont une condition nécessaire de la multiplication des musées. » À l’inverse, la guerre de Trente Ans a manifestement retardé la diffusion vers le nord de l’Europe du modèle du cabinet de curiosités formé à partir des XVe-XVIe siècles en Italie. Lorsque ce conflit prend fin, en 1648, les Provinces-Unies, dont l’indépendance vient d’être reconnue, connaissent un développement spectaculaire des cabinets particuliers, qui ne sont plus liés « à l’exercice de l’histoire naturelle », mais à l’art en général et à la peinture en particulier, au point de devenir « un fait social et culturel ». « Une mode » qui, durant le dernier tiers du XVIIe siècle, s’est répandue depuis l’oligarchie néerlandaise vers les élites anglaises et françaises.

Même s’il y a fort à parier là aussi que cette prééminence accordée à la paix dans l’institutionnalisation des collections se trouve amendée dans le prochain volume, puisque l’actuel s’achève à l’aube de la Révolution française, c’est-à-dire peu avant la vaste campagne de confiscations nationales et de saisies internationales d’œuvres d’art qui aboutirent au musée nouvellement ouvert dans le palais du Louvre, certains éléments historiques antérieurs à cette période laissent penser que la guerre a été un facteur déterminant de longue date. Pomian relate, par exemple, comment la prise de Prague en 1648 provoqua la dispersion des collections de Rodolphe II de Habsbourg, et à quel point l’empressement des Suédois à déplacer ce butin vers Stockholm était alors motivé par l’imminence de la signature des traités de paix de Westphalie, justement.

Le musée, une histoire mondiale, de Krzysztof Pomian

Berlin © Jean-Luc Bertini

Ni isolée ni nouvelle, cette attitude pourrait même être à l’origine des premières collections privées que l’Europe a connues. « Les guerres contribuèrent ainsi à rendre possible l’apparition à Rome d’un nouveau type psychique et culturel, celui du collectionneur », affirme Pomian dès le deuxième chapitre de son livre. On songe par conséquent que, dans ce hiatus entre la paix nécessaire au progrès des musées et la guerre favorable à l’accroissement des collections, se loge un paradoxe historique qui aurait pu faire l’objet d’une analyse critique plus systématique, ne serait-ce que parce que – peut-être – il explique le caractère ogresque de certains musées, et la réputation qu’on leur fait de recéler de véritables trésors.

Quoi qu’il en soit, cette réserve critique de l’auteur, pour la désigner ainsi, ne signifie aucunement qu’il soit dénué de cet « esprit philosophique » dont Voltaire disait qu’il « manque d’ordinaire à ceux qui compilent l’histoire ». Pomian citait lui-même ce passage des Remarques sur l’histoire de 1742 dans un article en 1985, et il y a tout lieu de penser qu’il en a fait très tôt sa ligne de conduite. S’il appartient bien à ce genre de savant capable de traquer scrupuleusement dans l’histoire des langues européennes les occurrences de « studiolo », de « Kunstkammer » ou de « museum », le plaisir qu’il prend à la compilation ne semble vraiment complet qu’une fois élaboré.

La force démonstrative de Pomian, dans cet ouvrage comme dans ses deux précédents recueils, repose en effet sur l’attention qu’il porte précisément à la tournure imprévue de l’histoire, à ses latences, à ses suspens, sur les précautions qu’il met aussi à ne sacrifier à son propos général aucune nuance, aucun détail historique, si menu soit-il en apparence. Il en résulte ce qu’il convient d’appeler une somme d’érudition, qui, quelquefois, lorsqu’elle s’énonce sur un mode énumératif, semble trahir son propre goût de la collection. Sensation d’autant plus étrange de correspondance entre son écriture et son sujet que celle-ci se soutient, tout du long, d’un style cultivé, informé, précis plus que précieux, familier comme le sont les musées, et qu’il faudrait donc qualifier, pour la circonstance, de « style muséal ».

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