Les talismans de Victor Brauner

Victor Brauner (1903-1966) a inventé 3 600 œuvres depuis les années 1920 jusqu’à sa mort : des peintures, des sculptures, des dessins, des lavis, des aquarelles, des collages. Le musée d’Art moderne de Paris en expose plus d’une centaine, dont certaines montrées pour la première fois depuis la précédente rétrospective, en 1972.


Victor Brauner. Je suis le rêve. Je suis l’inspiration. Musée d’Art moderne de Paris. Jusqu’au 10 janvier 2021

Sophie Krebs, Jeanne Brun et Camille Morando, Catalogue de l’exposition. Préface de Fabrice Hergott. Paris Musées, 312 p., 44,90 €


Brauner imagine des centaines d’êtres étranges, hybrides, des figures « stupéfiantes », des métamorphoses, des zones de décollations et d’empalements. Il a multiplié des manuscrits variés. Il note en 1932 « un climat inquiétant et équivoque », des personnages et des objets « libres et sans prévision », des désirs, des menaces, des dévorations, les nez phalliques, l’instable, le théâtre et la « dénonciation du décor », le mécanique et l’inquiétant.

Victor Brauner. Je suis le rêve. Je suis l’inspiration

Victor Brauner, « La Porte » (1932). Los Angeles County Museum of Art. Photo Museum Associates/LACMA/Victor Brauner Estate/Artists Rights Society (ARS), New York © Adagp, Paris, 2020

En novembre 1934, André Breton admire : « L’imagination chez Brauner est violemment déchaînée : elle brûle et tord les filières par lesquelles le surréalisme même est tenté parfois de la faire passer, à des fins systématiques d’ailleurs admissibles. La grande marmite nocturne et immémoriale gronde au loin et à chaque coup de gong […]. Monsieur K. barré de décorations, de messes, de prostituées, de mitrailleuses ne campe pas en vain à l’entrée de cette exposition, un ventre comparable à celui qu’Alfred Jarry avait déjà tatoué d’une cible. »

Car, frère d’Ubu, Monsieur K. serait en 1934 un portrait-robot de la tyrannie de Mussolini et de Hitler, de Hindenburg, des fascismes qui asservissent. Comique, concupiscent, Ubu serait effrayant. Ce serait « le temps menaçant » de l’Europe. Selon Breton, la vision de Monsieur K. a cessé de nous faire rire. Près des dessins, Brauner trace : « Partout la MENACE ! la MORT ». En 1945, il écrit le brouillon d’une lettre qu’il enverra à Breton, à New York : «Monsieur Hitler m’avait interdit de vivre, défendu de peindre » ; et dans sa lettre, le nom « Hitler » disparaît…

Ainsi, en 1902, Victor Brauner naît en Roumanie dans les Carpates orientales. Son père, passionné de spiritisme et de sciences occultes, travaille dans une scierie ; il organise des séances d’hypnose avec des médiums connus pour communiquer avec l’au-delà et les esprits. Selon les moments, la famille vit tantôt en Roumanie, tantôt en Allemagne ou en Autriche (Hambourg, Vienne) ; lors des émeutes paysannes sanglantes de 1907, la famille juive des Brauner est très inquiète. Plus tard, en Roumanie, la Garde de fer s’organise, nationaliste et antisémite…

Victor Brauner. Je suis le rêve. Je suis l’inspiration

Victor Brauner, « Autoportrait » (1931). Photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAM-CCI © Adagp, Paris 2020

Très jeune, en 1917, Victor peint ; puis, en Roumanie, les artistes et les poètes de l’avant-garde collaborent. En 1925-1926, c’est le premier séjour de Victor à Paris où il revient en 1930. Il s’installe en 1931 dans le quatorzième arrondissement, rue du Moulin-Vert, près des ateliers de Giacometti et d’Yves Tanguy ; il rencontre aussi René Char. Très tôt, l’Autoportrait de Victor Brauner annonce son énucléation et sept ans après, en 1938, il perd son œil gauche dans une rixe d’artistes… En 1939, Victor Brauner signale deux événements essentiels : son énucléation et la Deuxième Guerre mondiale.

Obligé en tant que juif et en tant qu’étranger de quitter Paris en 1940, Brauner se réfugie dans le sud de la France et, en 1943, il entre dans la clandestinité. Dans une grande solitude et un extrême dénuement, sa création féconde est marquée par l’invention d’une technique : des couches de cire de bougie recouvertes d’encre et grattées. Sans cesse, il approfondit le procédé. Certaines des créatures qu’il a tracées seront transposées en plâtre en 1945 avec l’aide du sculpteur Michel Hertz. « De l’autre côté des “frontières noires” », il réalise ce qu’il nomme un « matérialisme diabolique ». Selon lui, « tous mes documents, tableaux, dessins, objets, textes ont un caractère et un aspect très hermétique magico-occulte. Ceci naturellement dans une idée d’un ésotérisme absolument hétérodoxe-libre, et d’une force radiante, que l’on soupçonne cosmique. Ainsi mes documents deviennent plutôt des pantacles ou des talismans ».

Victor Brauner. Je suis le rêve. Je suis l’inspiration

Victor Brauner, « Le Surréaliste » (janvier 1947). Photo The Solomon R. Guggenheim Foundation, Peggy Guggenheim Collection, Venice, 1976 © Adagp, Paris, 2020

Victor Brauner conservera toute sa vie dans son atelier quatre objets de 1943, invocation à Saturne ou hommage à Novalis ; ces objets assemblent cailloux, cire, plâtre, terre, plomb, cuivre, bouts de ficelle, fil de fer, dessin, etc., et ont un pouvoir apotropaïque… À tel moment, il déchiffre : « Je ne suis que le scaphandrier outillé qui descend dans l’inconnu ». Une sculpture blanche s’appelle le Congloméros qui serait du côté du « conglomérat » et du côté d’Éros ; se mêlent un corps féminin et deux corps masculins ; trois paires de bras se rencontrent ; l’alchimie, le tarot et la kabbale s’associent. Victor Brauner explique : « Ma peinture est autobiographique. J’y raconte ma vie. Ma vie est exemplaire parce qu’elle est universelle… Elle raconte aussi les rêveries primitives dans leur forme et dans leur temps ».

En 1947, Victor Brauner propose Le Surréaliste, un portrait symbolique ; il montre dans le tarot le « Bateleur », le « Magicien » ou l’« Alchimiste » ; son grand chapeau comporte l’« ouroborus », le « signe de l’infini » ; il manipule une coupe, des deniers, un bâton, une épée… En 1951-1952, il peint la terreur, le tragique, les « Rétractés », les labyrinthes, le vertige, les corps squelettiques. Ou bien, en 1965, il réalise quatorze œuvres joyeuses, optimistes, sereines. Ces « tableaux de bois » seraient des fêtes pour les « Mamans civilisatrices ». L’Aéroplapa est du côté de l’avion du père. Et L’Automoma serait la voiture pour la mère. Le 12 mars 1966, Victor Brauner meurt.

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