Jean d’Amérique, artisan du poème

À la fois ancré dans sa terre natale et à l’écoute des blessures du monde, le troisième recueil du jeune poète et dramaturge haïtien Jean d’Amérique explore le lien ténu entre le poids du silence et l’éclosion de la parole.


Jean d’Amérique, Atelier du silence. Cheyne, 80 p., 17 €


Pour Jean d’Amérique, directeur du festival « Transe poétique » à Port-au-Prince, la poésie se forge dans la matière première du silence. Dans l’atelier du poète-artisan, la parole poétique est avant tout un élan viscéral, une éclosion radicale à la fois dans son ancrage et son ouverture. Dès le premier poème, il écrit : « je mastique nuits sorties des tripes / façon propre / d’entrer en matière ». Ces vocables lacérés et martelés tout au long du recueil sont autant de coups portés aux murs du silence qui délimitent le lieu originel de la création. Dans le poème qui donne son titre au recueil, on découvre cette règle d’or : « riche que soit son arsenal / l’atelier du silence rendra les armes ». Combler les vides, réduire les écarts, réintroduire sans cesse le murmure puissant et paisible des mots : le défi poétique est un chassé-croisé avec l’abolition et le retour perpétuels du silence.

Jean d’Amérique voit en l’écriture une « fabrique de fardeau », une greffe de la chair du poème sur la conscience alerte du poète. Chaque poème qui « gravit ses ruines » est prêt à affronter le ciel. Chaque verbe, « mêlé au papier ou frotté au cœur », porte le signe d’une parole prospective. Écrire, c’est « arracher à l’avenir sa langue vierge » et accueillir la promesse des mots et de la résistance à venir : « contre tout / suffit seul / le poème ». C’est que la poésie est cette belle « immortelle » qui respire à la fois la vigueur et la délicatesse : « une poésie haute en colère » mais aussi en couleur, constamment ouverte sur les espaces et les temporalités.

Comme pour sa pièce Cathédrale des cochons, primée aux Journées de Lyon des auteurs de théâtre et publiée récemment aux Éditions Théâtrales, l’espace matriciel du recueil est l’Haïti natal, terre endolorie où s’abreuve la mémoire de l’enfance et du poème-cri. Avec une sensibilité empoignante, Jean d’Amérique restitue le sens d’une écologie haïtienne, une procession de fleuves, d’arbres et de pierres, une volée d’oiseaux dans la fureur du matin pour dire simultanément l’attachement et l’errance. Dans un poème au titre fascinant, « Calcul de la distance entre ma mère et le poème », Jean d’Amérique aiguise, à la suite de Césaire, ses armes miraculeuses : « laurier-lame, bougainvillier-marteau, ciel-bulldozer, soleil-tracteur, chrysanthème-scie […] hirondelle-grue, mimosa-pince ». La figure maternelle, horizon lointain du poème, est aussi ce point symbolique vers lequel convergent la beauté et la douleur, les soubresauts et les blessures de la terre natale. La poésie demeure un art de la reprise et de la remémoration : la chair du poète « rumine encore l’amer / que l’historien a archivé dans l’oubli ».

Atelier du silence : Jean d’Amérique, artisan du poème

Le poète haïtien Jean d’Amérique © Marie Monfils

À la détresse d’un pays qui « promeut pour les bouches / la seule chanson que peut l’indigence », le poète oppose la reconstruction d’un espace naturel où les nuages, les branches et les récifs battent le rythme des saisons. Marqué par l’accumulation des catastrophes naturelles et des impasses politiques, l’Haïti de Jean d’Amérique demeure l’objet d’une quête continue : « pays mien je te cherche en vain / il faut t’inventer ». Dans le recueil, cette invention poétique passe par le dialogue avec la force régénératrice de Mère-Nature : « j’invite l’imbattable / écume à fixer avenir depuis la poussière », clame le poète depuis son atelier.

Rayonnant à partir de la terre natale, l’espace poétique s’étend pour embrasser les contrées meurtries par les tragédies et les déchirements. Tombes de Gaza, blessures d’Alep, fumées assassines de la Ghouta : la souffrance du monde retentit dans le creux du poème. Témoin et bâtisseur, le poète écrit pour jeter des ponts solidaires : de la ravine Bois-de-Chêne à Bassin Bleu en Haïti et de la Seine solitaire à la Méditerranée de ces pays « rivés au naufrage légal ». Avec la ténacité de l’artisan, le poète s’acharne à réveiller cette « terre en coma », à lutter contre la juxtaposition des drames et l’extension alarmante du chaos. Le poème devient un corps-à-corps houleux avec les maux qui altèrent les paysages, à l’image de ce champ, jadis « pays pour l’oiseau » et désormais livré à la loi infaillible du béton.

À l’écoute de son époque, la poésie de Jean d’Amérique ne rechigne pas à affronter l’égarement d’un monde envahi par la peur de la différence. Dans un poème intitulé « union européenne », il dénonce l’humiliation d’un titre de séjour « illimité dans le mépris » et défend un métissage que certains considèrent désormais comme un « danger mortel ». Cette dimension politique puise sa force dans le quotidien revisité et rehaussé par l’exercice de la création poétique. Dans le « poème pour se souvenir des courses », qu’il conseille de déclamer « en faisant le tour des rayons du supermarché », le lecteur assiste à un véritable processus de sublimation poétique : le pain chaud a la fraîcheur du matin, l’huile d’olive est le nouveau liant de la mémoire, la caisse est l’endroit où l’on accepte de dépenser sa tendresse.

Au fil des pages, la matière du poème semble sans cesse se saisir et réagir au retour du silence. Dans « Notes sur un chant », on lit : « c’est le charnier qui fait chant / bouche-décharge qui mâche / une dernière étoile ». Ici, l’allitération en « ch » est à la fois un écho du silence qui revient hanter le poème et une célébration de la parole poétique et de sa vitalité arrachant la lumière aux griffes de l’horreur. La démarche du poète-artisan relève à la fois de l’acharnement et de l’innovation : « d’arrache-pied je travaille à mettre en marche / un pas / neuf ».

Dans sa préface au recueil, le poète belge Jacques Vandenschrick relève les phénomènes de dislocation grammaticale qui caractérisent la poésie de Jean d’Amérique : inversion verbe-sujet, absence de coordination entre verbe et substantif, effacement des articles et des pronoms. La grammaire du poète haïtien, écrit-il, « lapide joyeusement la syntaxe, désarticulant le récit des vexations en une parataxe, déhanchée, arrachée à la langue » tout en sauvegardant « une sorte de foi impérieuse dans le pouvoir de racheter par le verbe ». À l’image des parenthèses qui introduisent des variations lexicales et sémantiques dans les titres de ses poèmes, l’écriture de Jean d’Amérique est une ouverture salutaire à la régénération du vocable et du sens.

On l’aura compris : cet Atelier du silence est aussi bien l’œuvre d’un artisan du verbe que le lieu d’une intervention poétique. Dans cet atelier où résonnent les échos du créole haïtien et les complaintes plurilingues d’un univers en déliquescence, Jean d’Amérique pétrit la matière du poème en y versant les ingrédients de la résilience et de la lucidité. Qu’il réclame une « minute de silence » pour la liberté d’expression ou qu’il chante la rhapsodie d’un poète « insolent solaire », il ne cesse de réinvestir ce lien ténu entre la parole et le silence, entre le jaillissement du mot et l’effacement du paysage, entre la percée du regard et la fuite de l’horizon. L’élan souverain qu’est la poésie, nous dit Jean d’Amérique, ne connaît ni l’injonction ni la clôture : « qu’on se moque de son plumage / un oiseau ne fait jamais la queue / pour ouvrir le ciel ».

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