Le passé intempestif

Deborah Levy s’est d’abord fait connaître en Grande-Bretagne par son théâtre. Puis sa notoriété est devenue internationale avec des romans, notamment Sous l’eau (Flammarion, 2015). Sans nul doute pourtant, c’est sa trilogie autobiographique, dont les deux premiers volumes paraissent aujourd’hui en français, qui l’inscriront durablement dans la mémoire de ses lectrices et de ses lecteurs.


Deborah Levy, Ce que je ne veux pas savoir. Trad. de l’anglais par Céline Leroy. Éditions du Sous-Sol, 140 p., 16,50 €

Le coût de la vie. Trad. de l’anglais par Céline Leroy. Éditions du sous-sol, 160 p., 16,50 €


Deborah Levy est née en 1959 à Johannesburg où elle a passé les neuf premières années de sa vie. Son père, un universitaire juif originaire de Pologne, militait à l’ANC et a été emprisonné pendant quatre ans. À sa libération, la famille s’est exilée à Londres où l’autrice a continué à vivre depuis. Ce que je ne veux pas savoir évoque ses souvenirs d’enfance en Afrique du Sud avec une grande délicatesse, car le savoir y est précisément à hauteur d’enfant. Tout ce qui est incompréhensible à cinq ans, l’arrestation du père, l’éloignement de la petite fille noire de la domestique, les sévices subis à l’école, les amours interdites de sa cousine avec un Indien, le perroquet en cage de la tante à qui sa mère l’a confiée : tout cela est relaté sans explication. La violence est présente, mais en partie cachée, sans pourquoi.

La matière est autobiographique mais la forme de ces deux livres n’est pas celle du récit de vie ni du récit de soi. Il s’agit plutôt de faire de quelques expériences de l’existence le point de départ d’une réflexion sur l’écriture, sur le partageable des vies communes, sur ce que signifie être une femme qui écrit. Ainsi, Ce que je ne veux pas savoir est sous-titré « Réponse au Pourquoi j’écris de George Orwell (1946) », précisément pour opposer une raison (ou une déraison) féminine à la réponse masculine donnée par Orwell. Par une construction très subtile, Deborah Levy fait advenir l’évocation de l’enfance dans un récit cadre au présent intitulé « Visée politique » où la narratrice, au milieu du chemin de sa vie et en proie à la dépression, se demande ce que peut être à ses yeux, mais surtout aux yeux de la société tout entière, le fait d’être une mère qui écrit, et ce que la maternité fait aux femmes.

Deborah Levy, Ce que je ne veux pas savoir Et Le coût de la vie

Deborah Levy © D. R.

Comme elle se trouve à Majorque, elle pense à George Sand qui y avait passé un été avec Chopin. Mais elle trouve aussi du secours chez Simone de Beauvoir, Adrienne Rich, Virginia Woolf, Julia Kristeva et surtout Marguerite Duras qui l’aide à répondre à Orwell : « Quand Orwell parlait du pur égoïsme comme d’une qualité nécessaire à un écrivain, il ne pensait peut-être pas au pur égoïsme d’une écrivaine. Même la plus arrogante des écrivaines doit mettre les bouchées doubles afin de se constituer un ego assez robuste pour lui permettre de survivre au premier mois de l’année, alors survivre jusqu’au dernier, n’en parlons pas. L’ego durement gagné de Duras me parle à moi, à moi, à moi, en toute saison. » L’évocation de l’adolescence à Londres se fait justement dans un chapitre intitulé « Pur égoïsme » où, confusément, en s’affranchissant de ses souvenirs, de son accent sud-africain, de sa mère et de ses recommandations, la narratrice, en griffonnant le mot « Angleterre » sur la serviette en papier d’un pub, sait qu’elle va devenir écrivaine. « Si nous ne pouvons ne serait-ce qu’imaginer que nous sommes libres, nous vivons une existence qui ne nous convient pas », écrit-elle dans Le coût de la vie.

Dans ce deuxième livre, le présent fait surgir le passé sur le même mode, intempestif et interrogatif. La narratrice vient de se séparer du père de ses enfants avec lequel elle a vécu vingt ans et de la maison dont elle avait patiemment protégé le foyer. Elle déménage dans un appartement du nord de Londres qu’elle peine à habiter et dans lequel elle ne parvient pas à écrire. Elle trouve enfin sa « chambre à soi » sous la forme d’un cabanon au fond du jardin de son amie Celia, actrice et libraire. Dans ce lieu mal chauffé, accompagnée de quelques alliés poètes (Plath, Dickinson, Éluard, Apollinaire), elle écrira six livres, dont celui que nous sommes en train de lire. La mort de sa mère, qu’elle accompagne au cours de son agonie (le motif des glaces à l’eau en est un très gracieux moment littéraire), produit des effets de désorientation dans le temps et l’espace. « Où sommes-nous aujourd’hui, où étions-nous avant ? » est la question lancinante qui donne sa forme au livre. Alors l’enfance revient, et la maternité aussi, mais du point de vue de sa mère, du courage qu’il lui a fallu pour défendre les droits de l’homme en Afrique du Sud, pour faire vivre sa famille en exil en apprenant la sténo-dactylo, pour donner un avenir à ses enfants. L’émancipation se fait aussi contre la mère. « Devenir ce que quelqu’un a imaginé pour nous, ce n’est pas la liberté – c’est hypothéquer notre vie contre la peur des autres. »

Une chaîne de thèmes et de motifs relie les deux livres et forme la trame trouée d’un récit fragmentaire où la narration le dispute à la réflexion, la description au manifeste. D’un titre à l’autre, on retrouve la couleur jaune – hommage à Charlotte Perkins Gilman –, les perroquets et toutes sortes d’oiseaux, les filles et les mères, le chocolat… Surtout, on retrouve les modèles, une façon très particulière de faire référence à d’autres écrivaines, au premier rang desquelles Marguerite Duras. Il faut y revenir car cette présence dit quelque chose de l’éclat particulier de l’écriture de Deborah Levy et de la force de ses ouvrages. Ces références sont en effet données sans autorité, pour le sentiment de vérité qu’elles procurent et qui aide à avancer et à vivre ; comme on griffonne une citation sur un carnet, pour soi. En se faisant le relai de ces phrases brûlantes (on pense aussi à Maggie Nelson), elle porte à une grande hauteur l’écriture qu’on n’ose dire « féminine », car l’expression a fait couler trop d’encre inutile, mais des femmes qui écrivent en osant dire qu’elles sont des femmes.

Cette intense vérité est celle d’une autorité moindre, qui fait vivre l’exil consubstantiel aux poètes, l’étrangeté, la difficile conquête de la liberté comme l’expérience des femmes. Dans Le coût de la vie, Deborah Levy insiste : « Marguerite Duras ne possédait pas la “patience fatale” dont Beauvoir pensait à juste titre que les femmes devenues mères l’avaient apprise à leur détriment. Après avoir écrit Le Ravissement de Lol V. Stein, elle a fait une déclaration curieuse – elle a dit se donner la permission de parler “d’une façon totalement étrangère aux femmes”. Je comprends ce qu’elle entend par là. Il est si difficile de revendiquer nos désirs et tellement plus reposant de s’en moquer. » Il faut en plus s’affranchir de la parole assignée aux femmes, de la langue qu’on leur propose depuis toujours. Ainsi, la réponse à Orwell tient précisément à un savoir incertain et à une autorité faible. Ne pas trop savoir, « ne rien savoir de mes autres souvenirs d’Afrique du Sud », continuer, comme lorsqu’on était enfant, à ne pas comprendre les raisons. Ne pas éprouver sa vie trop clairement. « Si elle le fait, elle écrira dans la rage quand elle devrait écrire dans le calme », comme l’écrivait déjà Virginia Woolf dans Une chambre à soi.

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