Découper du temps

L’Histoire d’Adèle H., Passe montagne, À nos amours, L’ennui. Quelques titres de films, quelques-uns de ceux que Yann Dedet a montés, pour Truffaut, Stévenin, Pialat ou Cédric Kahn, parmi d’autres metteurs en scène. « Le cadreur découpe de l’espace, tandis que le monteur découpe du temps », résumait-il dans le catalogue de l’exposition consacrée à François Truffaut, à la Cinémathèque française. Il raconte son métier dans Le spectateur zéro, une « conversation sur le montage » avec Julien Suaudeau.


Yann Dedet, Le spectateur zéro. Conversation sur le montage. Entretiens avec Julien Suaudeau. P.O.L, 352 p., 22 €


Puisque nous en sommes aux définitions et aux formules, qui permettent de comprendre pas mal de choses, dont le cinéma, en voici une qui ouvre le livre : « Le désir physique doublé d’un désir imaginaire, c’est le cœur du cinéma ». C’est ainsi qu’enfant Dedet découvre ce qui fera le cœur de sa vie (mais pas seulement, on le verra). Et qu’il s’agisse du cadre ou du montage, montrer à l’écran, c’est cacher, retarder, ne pas dévoiler pour révéler, autrement. Yann Dedet l’éprouve très jeune, il n’a pas vingt ans. L’école l’intéresse modérément : il y « déconne ». Rien de grave, mais assez pour que son amour du tripatouillage s’exprime avec une caméra 8 mm. Il fabrique ses premiers films, du début jusqu’à la fin. Puis il entre comme stagiaire aux laboratoires LTC de Boulogne et apprend ce qu’est la pellicule. Ce qui lui plait d’emblée est la dimension artisanale du métier. C’est un jeu de construction, ou jeu tout court. On est en 1964, il passe six mois, rencontre, parmi divers jeunes de son âge Arlette Langmann, sa future épouse, monteuse et scénariste de Pialat, Bernard Dubois, autre assistant de Pialat et réalisateur des Lolos de Lola, film comme on en réalisait dans les années 1970, vif et désinvolte comme un jour de printemps.

Yann Dedet, Le spectateur zéro. Conversation sur le montage

Yann Dedet © P.O.L

Yann Dedet garde un excellent souvenir de l’école, qu’il a quittée assez tôt. Fils du libraire qui a créé Le Divan, place Saint-Germain-des-Prés, c’est un garçon curieux, ouvert, attiré par les livres et la peinture. On comprend donc pourquoi, assez naturellement, il travaille avec Truffaut, pour cinq de ses films. Celui que tout le monde surnomme « Petit gris », en raison de ses costumes et sans doute de sa perpétuelle inquiétude, sera l’un de ses maîtres. Est-ce que l’un des chefs de file de la Nouvelle Vague respecte l’adage de Godard, « tourner contre le scénario, monter contre le tournage » ? Ou bien, selon la formule de Yann Dedet : « Le montage doit être la dernière version du scénario » ? Difficile à dire, sur une série qui commence avec Les deux Anglaises et le Continent, et se clôt avec L’argent de poche. Ce qui est certain, c’est que Truffaut joue constamment  sur « l’alternance gai/triste, drame/envol poétique », ce dont pour moi cet Argent de poche tourné avec des enfants de Thiers (Auvergne) témoigne au plus haut point.

Ce film-là est interprété par un acteur qui deviendra réalisateur, Jean-François Stévenin. Dedet avait écrit, en 2017, un livre merveilleux, Le point de vue du lapin, sous-titré « Le roman de Passe montagne ». Un livre dans lequel Stévenin, radoteur de Franche-Comté, lui expliquait comment il travaillait. Mais pas que. Le « roman », écrit dans le Jura, semblait raconté par tous ceux qui vivent dans ce coin, les habitants ayant joué dans le film, notamment. Dans Le spectateur zéro, Dedet explique la méthode du réalisateur, pour qui il a également monté Double messieurs : il « utilise des plans séquences précis : il sculpte un espace dans lequel il dessine la trajectoire des corps ». Le résumé que fait le monteur de Passe montagne est un vrai régal ! Il est à l’image des deux complices (je ne vois pas d’autre mot pour signifier ce qui unit ces deux artistes).

Son et image ne sont pas forcément synchronisés : « Si on entend ce n’est pas la peine de voir, et si l’on voit pas la peine d’entendre. » La réflexion de Stévenin n’est pas seulement la sienne. Elle vaut aussi pour le troisième « maitre » que Dedet accompagne, Pialat. Travailler avec ce cinéaste, on le sait, ce n’est pas du gâteau. Les provocations, les éclats, les ruptures et départs ne manquent pas. Yann Dedet raconte comment il s’est trouvé devant la Moritone, pour remplacer telle consœur (souvent) exaspérée par Pialat à « l’esprit ludique ». Il déstabilise. Même Depardieu. Mais quand on voit le résultat, quand on revoit Loulou ou Police, on mesure ce qu’est le cinéma. Ou bien je le mesure, scotché que je suis devant ces plans d’où la surprise peut jaillir : un geste, un visage, le son assourdi d’une voix, un accent, ou bien un plan qui se prolonge au-delà de ce qu’un autre réalisateur couperait par souci d’« efficacité », c’est Pialat. Contre le « gratuit », ce qui ne sert qu’à enjoliver, être illustratif, des « plans pour rien » Et l’émotion, le côté brutal, frontal des relations entre les êtres, qu’analyse Dedet : « Une des grandes forces de Pialat, c’est cette intimité qu’il parvient à établir entre ses personnages et le spectateur ». Il le rapproche en ce sens de Bergman, l’un des cinéastes avec qui il aurait aimé travailler.

Yann Dedet, Le spectateur zéro. Conversation sur le montage

Si Pialat est comme un père pour Dedet, en raison de leur différence d’âge, Stevenin est le frère et Cédric Kahn le fils. Ils ont souvent travaillé ensemble. Dedet a travaillé aussi avec Philippe Garrel, qu’il admire et dont il parle très bien. Cette question « familiale », cette parenté inventée et aussi réelle que celle qu’il a avec ses parents, Yann Dedet la met bien en lumière. Le cinéma est, comme la plupart des arts, affaire de liens, et de transmissions. Il y a des secrets de fabrication, des gestes à pratiquer, d’autres à éviter. Ainsi, on notera que notre monteur n’est pas très à son aise avec les réalisatrices. Ce sont parfois des questions d’affinités ou de personnalités. Si Nicole Garcia le renvoie de l’équipe pour Le fils préféré, elle lui demandera conseil pour d’autres films. C’est compliqué avec Laetitia Masson, pas facile avec Pascale Ferran. Il s’entend très bien avec Claire Denis. Mais les reproches majeurs vont à Catherine Breillat, déjà en conflit avec Pialat sur le tournage de Police. Le conflit est d’abord esthétique : « le film de Breillat vient uniquement d’un cerveau démonstratif  […] Tous les dialogues […] sont explicatifs, grossiers, dirigés en pléonasme  ». Dedet prend appui sur les rushes : « Entre les répliques, il n’y a rien, ni jeu, ni présence vivante. » Le travail du monteur sera difficile et il aura du mal à faire en sorte que l’élève dépasse le maitre, avec qui elle a pourtant bien œuvré sur Police. Au fond, elle va à l’inverse de ce qui serait juste, et que Dedet perçoit aussi dans un premier film, Le monde nous appartient : « Les intentions et le vouloir-dire sont les ennemis de l’émotion. » Contre ce désir de conclure, Dedet choisit « l’indécision » de Manuel Poirier (l’auteur des si beaux Marion et Western) ou il aime chez Stévenin, « l’amour de l’indéfini et de l’indéfinissable ». Les films restent en suspens.

Le « spectateur zéro », parfois bricoleur, souvent opposant, parfois analyste, est aussi un homme, et j’ai envie de dire comme l’était Truffaut. Ainsi, quand Dedet réalise lui-même, c’est « pour parler de ce qu’[il] aime : [s]on métier, le cinéma, les enfants, les femmes ». Parmi ces dernières, la cinéaste Brigitte Roüan, avec qui il tourne Outremer. Le plateau et les coulisses sont contigus ; la vie professionnelle et la vie amoureuse font monter une mayonnaise bizarre. Au fond, Dedet retrouve, près de vingt ans après, les « salades de l’amour » que dégustait Alphonse, le héros de La nuit américaine. Film dans lequel il joue son rôle, quand il n’est pas un salopard dans Sous le soleil de Satan, ou un mac portant diamant à l’oreille, dans Police, parce que Pialat aime sa « brutalité enthousiaste ».

Le passage du celluloïd au numérique décontenance le bidouilleur Dedet. On sent bien qu’il s’y fait faute de mieux. Mais le cœur du métier n’est pas là. Pascal Thomas l’engage pour Valentin ! Valentin ! en croyant que le montage sera effectué à l’ancienne. Dedet évite que le réalisateur voie ce qu’il fait, devant l’écran d’ordinateur. Cela dit, sa longue et féconde collaboration avec Garrel, sur qui il propose de belles analyses, est plus parlante. Par exemple, sur le montage : « Sa définition du moderne : créer, par les coupes, des courts-circuits dans une forme classique, sans que le récit pâtisse de ces ablations ». Comme Pialat, Garrel a pratiqué ou aime la peinture : « Garrel, pour moi, c’est les femmes et les enfants d’abord. Et puis l’art, pour vivre. Pas l’Art sacralisé de l’artiste maudit que beaucoup se sont plu à voir en lui, mais le travail quotidien de l’artisan, du modeste ouvrier. »

On n’en finirait pas de parler métier avec Yann Dedet, de citer celles et ceux qu’il a accompagnés, contredits, aidés. Restons-en à ce qu’il dit de Pialat, réalisateur de Van Gogh : « Point culminant pour Maurice […]. Mais il faut dire qu’il nous entraine au sommet avec lui et j’en bénéficie, les grands réalisateurs grandissent leurs collaborateurs ». Celles et ceux qui sont devenus monteurs avec et grâce à Yann Dedet peuvent affirmer la même chose.

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